Interview

16-07-2009 France Inter par Valli

Laurent Lavige: Il y a quelques semaines, Valli est parti en Allemagne à la rencontre de la star. Elle est revenue avec une interview exclusive. Une nuit avec Bruce, c'est une exclusivité France Inter.

extrait de I'm On Fire

springsteen sur france inter

LL: Depuis le temps que Bruce Springsteen enchaine les concerts à travers le monde, comment aborde-t-il cette tournée?

Bruce Springsteen: Le groupe est à son meilleur niveau en ce moment. Nous sommes autant impliqué que lorsqu'on était jeune. Je crois que les membres du groupe aiment encore plus travailler ensemble qu'au début. Et puis, on est plus conscient du privilège que ça représente, de pouvoir monter sur scène avec nos meilleurs amis, face à un public pour lequel on représente tellement... c'est vraiment excitant.

Valli: C'est comme une communion avec le public...

BS: oui, c'est très excitant, car on joue des titres issus des ces 35 à 37 années à passer à joue ensemble mais aussi pas mal de nouveautés, c'est à dire des chansons et des disques qui ont été créés au cours des dix dernières années et qui viennent se mesurer à notre travail plus ancien, donc ça donne quelque chose de très vivant... C'est juste génial et puis, il y a des milliers de nouveaux visages chaque soir. Aujourd'hui, on joue devant un public qui va nous survivre, qui va vivre plus longtemps qu'on ne va pouvoir jouer pour eux. Ils sont déjà là. Même si on joue encore pendant vingt ans, ce que je suis sur qu'on fera ( rires), mais c'est un petit miracle dans la vie du groupe et c'est tellement beau...

Valli: Comme je disais, vous êtes entrés en communion avec le public mais la frontière est infime entre la politique et la religion. Est ce du gospel?

BS: Je crois que la révolution rock était un mouvement à part entière. Elle avait tous les signes d'un mouvement spirituel ou religieux dans sa manière de parler à l'âme du public... Appelez ça comme vous voulez, la foi ou quoique ce soit... Pour moi, ça a toujours été une dimension inhérente à la musique. La musique devait être sexuelle, drôle, ressemblée à un cirque, à une grosse dance, et puis, avoir certaines caractéristiques des meeting politiques. La musique a remué tellement de choses en moi que c'est ce que nous essayons de faire tous les soirs en incluant tous ces éléments, de la comédie au sérieux, de la spiritualité au charnel. Nous essayons de mettre tous ça dans notre spectacle, chaque soir

Valli: Vous parlez du même dévouement qu'à vos débuts. Ca fait presque 35 ans que vous jouez ensemble. Comment garder les pieds sur terre? Bruce Springsteen est presque une entreprise aujourd'hui. Comment gardez vous prise avec la réalité?

BS: Quand on était très jeune, pour pouvoir inflitrer notre petit cercle de collaborateurs, il fallait donner votre coeur à un moment ou à un autre. Ca voulait dire que musicalement,il y avait une sorte de code d'honneur dans tout ce qui touchait le rapport avec le public. On ne prenait pas notre amusement à la légère. Cette scène était comme une terre sacrée. La musique a eu un tel impact sur moi et j'ai tellement de chance pour quelques temps de pouvoir avoir un impact semblable sur les gens... donc c'est notre objectif tous les soirs. Nous ne saurions pas qui nous sommes si nous montions sur scène dans un autre éta d'esprit. Faire autrement n'aurait pas de sens. On joue pour s'amuser mais aussi pour apporter cette puissance qui est une composante essentielle de la plus grande musique rock que j'ai entendu et pour laisser cette puissance balayée le public, appelez ça comme vous voulez, c'est notre boulot, notre mission, notre joie, c'est profondément enraciné dans l'identité du groupe et il n'y a que comme ça qu'on sait le faire.

extrait de Old Dan Tucker

LL: Nous allons retourner dans cette interview enregistrée par Valli en Allemagne. Bruce Springsteen fait parti d'une génération d'artistes qui a toujours privilégié l'écriture. Qu'en est-il aujourd'hui? Et bien, on l'écoute en direct.

BS: Pour la plupart des groupes de ma génération, l'écriture était la matrice de ce qu'ils faisaient, puis beaucoup de gens ont arreté de travailler l'écriture. Pourquoi? Je sais pas vraiment... L'écriture requiert une implication constante dans le monde et aussi dans votre vie intime, en quelque sorte... Comment on change au cours des années. Ecrire nécessite d'accepter ces changements et d'accepter le temps qui passe et tout le monde n'est pas capable de faire face à ça. Si ce que vous écrivez ne repose pas sur une matrice solide, vous ne pouvez pas donner un spectacle puissant et actuel. Et selon moi, c'est ça qui rend notre groupe légèrement différent des autres. C'est l'intérêt que nous portons au présent qui fait que nous continuons à être des chroniqueurs de la marche du monde aujourd'hui, tout comme partager notre histoire avec vous et ce spectacle tiré de 37 ans de travail... mais l'écriture est importante, très importante...

Valli: C'est très élégant de votre part de dire "le groupe" ou "nous" quand c'est vous qui écrivez toutes les chansons.

BS: Je dis toujours oui, c'est mon travail mais c'est aussi quelque chose que nous avons fait ensemble. Mon oeuvre n'aurait pas eu le même impact sans le E Street Band, n'aurait pas eu cette puissance du collectif sans le E Street Band. Ce sont des partenaires et des collaborateurs très importants... ma relation avec Jon Landau, mon manager aussi, ils sont tous les partenaires d'une vie de création. En fin de compte, tout ce qu'on a fait, on l'a fait ensemble.

Valli: A Munich, j'ai été très déçu de ne pas voir Patti, votre femme, sur scène. C'est comment de travailler ensemble?

BS: Vous savez nous avons trois ados à la maison. Vous pouvez les laisser une semaine ou deux, c'est pas si grave mais nous en avons un qui a encore treize quatorze ans et il a le droit de veto concernant l'absence de ces deux parents, ce qui se comprend d'ailleurs... Alors, Patti pensait venir à Glastonburry, à Hyde Park et un peu en Europe mais pour eux en ce moment, ce n'est pas possible d'avoir leur deux parents absents en même temps. On a fait autrement pour d'autres tournées mais cette fois-ci, ils sont à la maison, il se passe beaucoup de choses en ce moment pour la famille... et je peux faire cette tournée parce que Patti est à la maison. Sans elle, ce serait impossible. Elle aime être à la maison et en même temps, être sur scène lui manque... c'est un compromis imparfait mais elle remontera su scène! (rires)

Valli: sans doute une autre raison que vous gardiez les pieds sur terre, vous êtes vous-même des parents qui travaillez comme tant d'autres...
Vos enfants sont-ils plus enclin à faire de la musique?

BS: Ils jouent un peu... c'est plutot un hobby... ils aiment beaucoup la musique... Mon fils me fait découvrir un tas de groupe dont gaslight anthem avec lesquels je viens de jouer à Glastonburry. Au départ, c'est lui qui m'avait fait venir dans sa chambre et m'avait fait écouter leur musique. Il me fait découvrir beaucoup de musique de la nouvelle scène... Mon ainé est un très grand fan de musique, lui. Ma fille, quant à elle, aime le top 40, genre Lady Gaga, que j'ai rencontré d'ailleurs, elle est assez spectaculaire... Le plus jeune aime le rock plus classique, il écoute Dylan, la période acoustique... du reggae... ils ont tous leurs propres goûts musicaux.

extrait de My Hometown

LL: Avant de refermer cet entretien, Valli aborde avec Bruce, la musique, la politique et bien sûr, son engagement.

BS: Vous ne pouvez pas dicter quoi que ce soit aux gens... vous pouvez juste leur montrer des choses... par exemple, avec ma musique, j'essaie de montrer ce que ça fait d'être dans la peau d'un autre...
Je ne dirais jamais à quelqu'un ce qu'il doit voter...je peux lui dire pour qui je vais voter...et pourquoi, je pense que c'est une bonne idée Mais il y a des gens qui n'aiment pas trop mélanger la politique et la musique même si il y a une longue tradition de musiciens engagés dans la vie sociale de leur pays... et que ça va sans doute perdurer... alors quand arrive un moment où j'ai l'impression que ma voix aura un tout petit impact... car en réalité, ça ne peut pas être plus...
Vous savez, après avoir écrit tout ce que j'ai écrit, je me dis qu'il fallait que je m'engage un peu plus et que je prenne la parole. J'ai un public vaste, certaines personnes n'ont peut être pas apprécié mais ça ne fait rien... j'ai tendance à croire que ma relation avec 99,99 % de mon public est plus profonde que ça...
Je ne pense pas qu'ils doivent avoir les mêmes opinions politiques que moi pour aimer ma musique et vice versa... tout le monde est le bienvenue à nos concerts... et de toute façon, il ne restera pas grand chose de tout ça...

Valli: Je crois que la politique vit avec le boulot de chanteur, c'était très excitant pour moi en tant qu'américaine vivant à l'étranger depuis 28 ans, d'observer depuis Paris la stigmatisation de l'Amérique pendant les années Bush. Pouvez vous raconter comment vous avez vécu la dernière campagne présidentielle où vous avez chanté dans les endroits clés comme Philadelphie ou Washington, aussi bien à l'inauguration qu'au Mémorial Lincoln. Vous faites partis vous aussi de l'histoire ?

BS: Le rassemblement à Philadelphie était énorme, il y avait au moins 50 000 personnes mais pour je ne sais quelles raisons, je savais que je jouais mais je croyais qu'il allait y avoir 3000 ou 4000 personnes...je n'avais rien répété, je grattais ma guitare sur la banquette arrière de la voiture en réfléchissant à ce que j'allais faire... En arrivant on me dit "il y a 50 000 personnes"...je cours vers le car des musiciens et je répète très dure pendant 1/2 heure....il y avait juste une marée humaine qui envahissait Benjamin Franklin Parkway aussi loin que je pouvais voir...et c'est vraiment quelque chose de jouer ses chansons les plus politiques devant un public qui est là pour s'engager en politique...ça amplifie le message de la musique... j'étais à Cleveland dans l'Ohio avec le Président Obama, quelques jours avant l'éléction, et ce dont je me souviens le plus c'est que c'est assez merveilleux de traverser des cortèges de syndicalistes pour accéder à une scène devant laquelle il y a un public avec tout le monde, des noirs, des blancs, des jeunes, des vieux, toute l'Amérique est devant vous...
ça a toujours été mon public de rêve, que j'ai rencontré quelquefois, mais avoir l'occasion de jouer devant une foule où vous voyez de jeunes gens noirs, et des plus vieux, c'était un moment très enrichissant...et puis Obama est arrivé sur scène pour son discours...j'ai appelé mes enfants qui n'étaient pas tout à fait sur de vouloir monter... et c'était un meeting incroyablement fort et être sur scène à cet instant là.... Vous savez, j'ai commencé à suivre la carrière du Président Obama il y a longtemps, quand il était sénateur... je l'ai vu à la télé... et dès que vous le voyiez vous disiez Ok, ce type est différent des autres...
Donc me retrouver là, avec lui 4 ou 5 années plus tard, et surtout en ayant vécu le mouvement des droits civiques aux états Unis... j'étais adolescent, j'ai vécu dans plusieurs villes où il y avait des émeutes raciales assez violentes, j'ai vu beaucoup de racisme, j'ai vu des villes brûlées à la fin des années 60, j'avais 14 ans quand les noirs ont obtenu le droit de vote... alors passer de ça à être sur scène pour l'éléction du premier président afro-américain de mon vivant, je savais que j'étais là à un moment très particulier dans l'histoire... c'est très excitant... l'investiture était...gigantesque!.. il y avait 400 000 personnes, j'étais planté là sur scène et c'était comme regarder un tableau avec le Washington monument au centre de l'image et derrière le Lincoln Memorial avec la statue de Lincoln regardant par dessus mon épaule... j'étais accompagné par une chorale gospel de 100 voix... c'était un de ces moments où je me suis dit, il n'y en aura pas d'autres comme ça, c'était génial d'avoir participé à cette journée si particulière et ça va sans dire que je m'en souviendrai toujours....

Valli: C'était incroyable! Bruce, pouvez vous me dire deux mots sur votre venue à Carhaix et le fait de jouer à ce festival en Bretagne où tout le monde doit être très content de vous voir vu votre intérêt pour la musique celtique ?

BS: Vous savez qu'on a jamais joué en festival avant cet été... en 37 ans de carrière, on en a jamais fait. Cette année on a joué à Bonarro dans le Tenessee, Glastonbury en Angleterre, Hyde Park à Londres et maintenant on vient en France...
Les festivals ont été des expériences fabuleuses... j'ai vu plein d'autres groupes, j'ai eu la chance de venir un peu plutôt ou de pouvoir rester un peu plus tard et écouter d'autres musiques que la notre... et puis le public des festivals n'est pas le même, il se comporte autrement... chaque festival a sa philosophie et son état d'esprit et on le ressent très fort sur scène... ça a été une expérience incroyable et j'ai hâte de voir ce que les Français nous réservent.

extrait de Fire

Valli: Ce que j'aime chez vous c'est que vous rendez hommage à vos maîtres, vous avez fait l'album hommage à Pete Seeger, Seeger qui vient de célébrer ses 90 ans. Vous mettez en avant l'héritage que vous avez reçu vous même...

BS: Et moi qui pensait faire ça depuis longtemps... je viens de jouer avec Pete, il a 90 ans et il continue... tout est relatif en fait... j'ai encore 30 ans devant moi, c'est pas mal! Nous sommes un groupe, grâce à notre passé... dans les bars... et nous avons une connaissance quasi encyclopédique de la musique...par exemple hier soir à Munich, un gosse à demander qu'on joue Pretty Woman, on avait jamais joué, c'est une chanson pop très joliement écrite mais un peu compliquée avec beaucoup de changement de tonalité... et le groupe a réussi... c'était super ! Pour revenir à Pete Seeger, j'ai adoré faire l'album hommage à Pete Seeger... j'adorais les différentes ambiances du groupe, les cuivres, les violons, j'aimerais bien faire une suite à ça plus tard... creuser un peu...

Valli: La musique vient par cycle, vous avez joué "Hard Times Come Again No More"1, "les temps durs restez pour toujours à l'écart", c'est du pur Springsteen d'écrire des chroniques sur la vie, la vie américaine et le peuple américain...

BS: Beaucoup des chansons que j'ai écrite sur ce sujet ont été écrites dans les années 70, et au début des années 80... on joue "The River", "Seeds", "Johnny 99", des chansons qui évoquent directement ce qui se passe aujourd'hui aux Etats Unis... et en préparant la tournée, je cherchais des choses comme ça qui parlent de la crise actuelle et puis nous sommes tombés sur tous ces morceaux... j'ai écrit beaucoup de ces morceaux pendant les différentes récessions aux Etats Unis, surtout celles du début des années 80. Mon frère2 travaillait dans le bâtiment, il a perdu son travail... c'était très semblable à aujourd'hui même si la crise était moins dure et moins longue, mais ça a crée des situations très proches. J'ai beaucoup écrit sur ce qui se passait autour de moi et je me suis aussi intéressé à ces sujets car il n'y avait pas beaucoup de gens dans le rock qui parlait de tout ça à l'époque, un peu dans les années 60, avec The Animals et quelques autres... Le mouvement punk a pris le relais avec The Clash, il y a toujours eu une veine très politique dans le punk à laquelle mon fils à complètement adhéré... il était très fan de Rage Against The Machine, Anti Flag... et plein de jeunes groupes modernes, très politisés... Et dans notre groupe, il y a un peu de cette tradition là qui remonte bien sûr à Woody Guthrie...

Valli: Justement, il y a énormément d'albums folk qui sortent, c'est un nouveau courant musical mondial. Pourquoi ? Est ce que c'est parce que ça parle de l'individu et il ne faut pas le laisser tomber ?

BS: Les genres importants ont tendance à se rafraîchir et à renaître à travers le temps... Le répertoire folk est une source incroyable dans laquelle puiser et il y a pas mal de nouvelles voix qui vont fouiller dans l'oeuvre de Pete Seeger, Woody Guthrie, et des débuts de Dylan pour y chercher de l'inspiration... C'est possible aussi que les périodes de crise fassent remonter ces oeuvres à la surface... Le public veut des histoires, il veut qu'on lui parle sur une échelle humaine et ces histoires ont beaucoup été racontées par les artistes folk...

extrait de Pay Me My Money Down

Notes:

1 Hard Times Come Again No More est une chanson écrite au 19ème siècle et non de la main de Springsteen comme pourrait laisser croire la phrase de Valli.
2 Il s'agit en réalité de son beau-frère, le sujet est évoqué dans la chanson The River. Il ne s'agit pas d'une erreur de la traduction, Springsteen fait lui même le lapsus.

Merci à Devil59620!

 
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