Rêves et cauchemards américains

09-07-1997 Les Inrockuptibles par Serge kaganski

springsteenOn connaît trop les muscles de l'icône, pas assez l'écriture d'un auteur majeur de l'Amérique contemporaine. C'est ce Bruce Springsteen qui se livre ici dans un rare entretien. Nous nous sommes ensuite plongés dans ses textes, avant de nous rendre dans son New Jersey natal à la recherche des fantômes de sa jeunesse et de ses chansons.

Bruce Springsteen m'aura souvent déçu en bien. J'étais entré en Springsteenie comme on entre en religion, avec "Born To run" en guise de passeport, soit l'un des plus flamboyants missels de l'histoire du rock.

Il faut comprendre le contexte de 75 : le rock "était mort" - oui, déjà. Les Sex Pistols n'étaient encore qu'un vague embryon de concept dans le cerveau de Malcolm McLaren, les gouapes ultimes étaient encore les bons vieux Who et Stones - bref, comme l'avait déjà remarqué Viansson-Ponté en 68, la jeunesse s'emmerdait profond.

Et ce Springsteen déboulait tout d'un coup comme un étalon en rut, comblant tous nos rêves secrets, incarnant des fantasmes dont on ne soupçonnait même pas l'existence. Tout était parfait chez lui : la gueule débraillée, entre Dylan et Pacino, l'attitude idéale, entre Brando et Kerouac, le chant dépoitraillé, entre Orbison et Van Morrison, les mélodies héroïques et les textes à tomber raide... Spector, Dylan, le rockabilly, la poésie beat, la surf-music : vingt ans de rock étaient fondus dans le chaudron du E Street Band, un groupe capable d'animer comme personne ces histoires de samedis soir et de virées en bagnole, de vous faire entendre la ronde des moteurs, de vous faire sentir les vapeurs d'essence et de pneu brûlé. C'est toute une Amérique idéale (à la fois réelle et fantasmée à mort) qui s'engouffrait dans une chambre parisienne - celle du rock mais aussi celle du cinéma Born To Run était bien pratique, il dispensait d'écouter Dylan et les Ronettes, d'aller voir West Side story et Les Amants de la nuit, de lire Sur la route ou Les Barons de Brooklyn.

J'avais toujours rêvé d'un disque idéal : Springsteen l'avait fait. Après pareil baptême élec-trique, je n'eus de cesse qu'il réédite l'ex-ploit. J'avais bien pris connaissance des étapes précédentes, mais si elles rece-laient de réelles beautés, il fallait bien admettre que ni Greeting from Asbury Park ni The Wild, the innocent & the E Street shuffle, ses deux premiers albums, n'arrivaient à la cheville de ce Born To Run de panthéon. Non, décidément, je ne désirais qu'une chose : que Springsteen ponde ad vitam aeternam des Born To Run bis. Avec Darkness on the edge of town il y était presque arrivé, même si cet album était plus ramassé, plus sombre et moins lyrique que son prédé-cesseur. Ensuite, avec The River, la musique du E Street Band se faisait plus classique, perdait sa Spector touch en arpentant les allées plus convention-nelles et tranquilles d'un country-rock de bon aloi. Avec le janséniste Nebraska, on était vraiment à des années-lumière des flonflons et des néons de Born To Run mais, pour le coup, on n'avait pas le sen-timent d'y perdre au change. Springsteen se renouvelait radicalement avec des chansons que n'aurait pas désavouées Jim Thompson et commettait un geste insensé, inédit pour un chanteur de sa renommée : publier dans le commerce un disque de démos, enregistré sur un magnétophone 4-pistes, au son étroit et perclus de distorsions - le souffle à la place du shuffle.

Thématiquement, Born In The USA prolongeait la veine de Nebrasha, mais optait pour une propo-sition sonique inverse : le rock FM le plus carré qui soit, un binaire clinquant propre à écorcher les oreilles de tout nebraskiste ou borntorunien qui se res-pecte. Là, avec cet album disgracieux et qui compliquait sérieusement ma passion pour le bonhomme, je compris et acceptai l'idée que Bruce Springsteen ne referait pas Born To Run, qu'il ne reviendrait jamais en arrière et que sa musique évoluait au diapason de son âge, de ses visions et de sa vie. La discographie springsteenienne devait être envisagée comme une longue saga, un seul et même film en perpétuel développement. Et finalement, avec le recul, Nebrasha faisait un autre chef-d'oeuvre très convenable, Darkness et une bonne partie de The River (surtout les ballades) vieillissaient bien.

Quand vint le temps pour Springsteen d'être mobilisé par les questions de mariage, de divorce et de paternité, il enregistra des disques sur le couple, la famille et la notion de masculinité - avec plus (l'inégal mais parfois très beau Tunnel of love) ou moins de bonheur (les peu inspirés et mal produits Human touch et Lucky town, ses seuls véritables échecs artistiques). Enfin, avec le dépouillé The Ghost of Tom Joad, disque nourri de littérature, de cinéma et de faits divers pêchés dans la presse, je pouvais de nouveau écouter Springsteen sans raser les murs. Car aimer Springsteen n'a jamais été simple au sein de la rédaction de ce journal, volontiers persifleuse. Il faut reconnaitre qu'en pleine nouvelle vague anglaise, à l'heure des graciles Bunnymen, Smiths et autres Pale Fountains, les tartarinades anabolisées de l'époque Born In The USA passaient mal. Défendre Springsteen dans ce contexte tenait de la haute voltige critique, de la torture dialectique - mais tout esprit un brin pervers sait que le masochisme et la solitude peuvent aussi constituer un des plaisirs de cette activité.

Depuis, beaucoup d'eau a coulé de l'Atlantique à la Manche. Avec le rap, le grunge et Nirvana, la musique américaine a largement relevé la tête (relever, façon de parler pour le suicidé de Seattle) ; les plus anglophiles de ce journal ont finalement découvert (et aimé) l'Amérique; un genre longtemps pestiféré comme la country a été réhabilité gràce à Palace, Tarnation ou Sparklehorse. Quand Springsteen sort The Ghost of Tom Joad, les hoquets de l'histoire le remettent en phase avec la vague neurasthénique des Mark Eitzel, Red House Painters, Will Oldham, tous ces descendants de white trash réunis dans la chronique tête baissée d'une Amérique désolée. En mai dernier, quand Bruce Springsteen nous accordait l'un de ses rares entretiens, on savait que l'heure de la rencontre entre lui et ce journal avait enfin sonné.

S.K.

Interview :

Serge kaganski : Lors de votre dernière tournée acoustique, on était frappé par votre présence, votre concentration de chaque instant, la façon dont vous êtes là. Comment faites-vous après tant d'années, tant de concerts, pour donner l'impression que chaque soir n'est pas qu'un simple show de plus ?

Bruce Springsteen : Le concert est une chose vitale pour moi, où j'exprime ce que je suis profondément. Pratiquer cette activité permet d'exister pleinement. J'essaie de bâtir une relation solide et profonde avec mon public. Parfois, je prends ma guitare tard dans la nuit. Pourquoi ? Parce que j'ai une chanson à terminer, qui dit quelque chose que j'ai besoin d'exprimer impérieusement. Ce qui me fait prendre ma guitare aujourd'hui procède fondamentalement du même besoin, du même élan qui m'a fait prendre une guitare pour la première fois : l'idée de parler à quelqu'un, de communiquer une expérience, le désir d'exister, de faire sentir ma présence sur terre (rires)... Ou dans ma ville, ou parmi mon entourage, mes amis... Ecrire des chansons, jouer de la guitare et chanter sur scène est un ensemble de choses - en dehors de votre vie de famille et de l'amour de vos proches - qui vous aide à vous accrocher à votre part d'humanité. C'est toute l'essence du truc : cette condition humaine fondamentale qui est notre expérience commune, qui tisse des liens entre des gens différents, qui vous fait partager un territoire avec de parfaits inconnus. Quand un artiste et son public partagent ces instants forts dans une salle de concerts, c'est une métaphore de cette expérience humaine, ça transcende les barrières de langue, les frontières culturelles... Les concerts réussis vous donnent l'aperçu furtif d'un monde parfait, un monde où les gens se comprennent, se respectent et font l'expérience d'une appréhension plus aiguë de leur vie. C'est le rôle de la culture que de faire entrevoir ce monde de possibilités, de donner aux gens l'envie de relever la tête et de regarder devant eux, le désir de transcender leurs propres limites.

S.K. : Pour beaucoup de musiciens célèbres et établis, ce métier n'est qu'une activité routinière. Ce qui vous différencie, c'est que vous avez toujours à l'esprit les motivations profondes qui vous ont fait prendre une guitare pour la première fois.

B.S. : On peut toujours produire des notes, des gestes, des sons, des postures : si la motivation profonde n'est pas là, ça sonne creux. Ne reste alors que du savoir-faire, de la nostalgie : tout ce qui empêche votre travail de demeurer pleinement vivant au présent. Il est essentiel pour moi de produire une musique vivante, de maintenir un contact avec mon public qui se conjugue au présent et qui ne soit pas basé sur les souvenirs, les rituels usés, la nostalgie, le "bon vieux temps". Pendant cette dernière tournée, je chantais beaucoup de nouvelles chansons, sans le spectacle du E Street Band, dans un contexte acoustique exigeant... Et le public écoutait avec beaucoup d'intensité, dans le silence.

S.K. : Faire un album acoustique et une tournée solo, c'est-à-dire aller contre certains clichés qui courent sur vous - le gros rock, la surenchère -, est-ce un bon moyen d'entretenir ce pacte avec votre public ?

B.S. : Je me sens très chanceux de pouvoir compter sur ce public qui me permet d'évoluer. Et qui se renouvelle : j'ai vu des gamins de 13 ou 14 ans - mince, ils n'étaient même pas nés au moment de Born in the USA ! Des gens continuent à venir m'écouter et moi, je m'intéresse à eux. Je ne veux pas être isolé, j'ai besoin de chercher et de trouver mes "frères" et "soeurs". C'est l'essence de mon boulot. Ensuite, et seulement ensuite, c'est une affaire de disques, de chiffres de ventes, de couvertures de journaux, etc. Vous pouvez avoir du succès ou pas, vendre bien un disque et moins bien le suivant, peu importe : Si vous avez établi un lien intense avec le public, vous survivez.

S.K. : Pensez-vous que dans la configuration solo-acoustique les gens écoutent mieux vos chansons, notamment vos textes ?

B.S. : Dans le cadre d'un gros show, l'éventail du public est plus disparate : il n'y a pas que des fans purs et durs, il y a aussi des gens qui ont une relation plus légère avec mon travail, mais ça fait aussi partie de l'essence de la musique populaire. Moi aussi, j'ai aimé le rock pour son aspect de distraction du samedi soir, pour son côté futile et léger. Et dans mon travail, j'ai toujours considéré les différents côtés des choses, j'ai toujours essayé d'apporter aux gens du fun, des refrains à fredonner, des chansons pour bouger sans qu'on soit obligé d'écouter les textes en détail. Mais si on veut creuser plus profondément, mes chansons s'y prêtent aussi. Mon travail solo est très précis, très ciblé sur certains thèmes et il oblige l'artiste et le public à se concentrer intensément sur un ensemble de détails très minutieux : le fil d'une histoire, le point de vue d'un personnage, les inflexions de la voix, etc. Tout est dépouillé, dénudé, et ça oblige à se fixer sur la substantifique moelle des chansons. C'est pour cette raison que ma dernière tournée était si longue : j'ai pris énormément de plaisir dans cette intensité et cette vérité. J'avais le sentiment que mes intentions artistiques étaient reçues par le public avec une clarté que je n'avais jamais atteinte à ce point.

S.K. : Faites-vous là référence à cette incompréhension entre vous et une partie du public à propos de la chanson et de l'album "Born In the USA" ?

B.S. : Il existe une longue tradition de chansons incomprises. Prenons "This Land Is Your Land" de Woody Guthrie, qui a souvent été pris pour un hymne nationaliste à chanter autour d'un feu de camp scout. En fait, Guthrie - qui s'adressait en priorité à la classe ouvrière - disait simplement que les fruits de ce pays devaient appartenir à tout le monde et pas seulement à une minorité de profiteurs. Voilà l'exemple classique d'une chanson dont la signification a été distordue. Mais les interprétations erronées ne retirent rien à la valeur intrinsèque et à la beauté de cette chanson. C'est pour cela que je l'ai chantée à une époque dans mes concerts : j'essayais de reconnecter le public sur les intentions originelles de Woody Guthrie. Avec mon travail, il peut se produire les mêmes avanies. Je pense que la version acoustique de "Born in the USA" de la dernière tournée a mis définitivement les choses au clair, s'il en était encore besoin.

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S.K. : Quand même, comment expliquez-vous que le public américain se soit trompé à ce point sur cette chanson ? Pour en faire un hymne de fierté patriotique, c'est qu'ils n'avaient pas écouté les paroles. Quand on pense au ton dépressif d'albums comme "The River" ou "Nebraska" c'est même comme s'ils ne vous avaient jamais écouté.

B.S. : Si vous êtes trop direct dans la formulation de vos idées, c'est de la leçon, du prêchi-prêcha. Par contre, si vous essayez d'être plus subtil, de faire passer des idées en contrebande, alors vous vous exposez au risque d'être compris de travers. Eh bien, je préfère la seconde option, privilégier la piste artistique plutôt que le didactisme, dire certaines choses indirectement à travers des histoires et des personnages, au risque d'être incompris par certains. Le truc avec "Born in the USA", c'est que cet album a conquis une audience tellement gigantesque qu'elle incluait un tas d'auditeurs occasionnels, qui connaissent superficiellement votre travail ou le comprennent mal. Mais j'ai une carrière au long cours et grâce à cette durée, chaque chanson finit par s'insérer dans un contexte général, dans une oeuvre. Et quand on considère l'ensemble du corpus, les méprises du type "Born in the USA" finissent par s'estomper, ce ne sont plus que des détails insignifiants au milieu du grand tableau.

S.K. : Une de vos chansons fétiches s'intitule "Growin' Up". Justement, quand on évalue l'ensemble de vos disques, on a l'impression de voir un long documentaire sur vous en train de grandir, de mûrir continuellement. Des paroles touffues de "Greetings from Asbury Park" aux textes elliptiques de "Born in The USA", des arrangements spectoriens de "Born to run" au folk désossé de "Nebraska" ou "The Ghost of Tom Joad", on a le sentiment d'une longue quête vers la simplicité, le dépouillement, l'épure de votre expression.

B.S. : Je crois que quand j'ai débuté, j'étais très éclectique, traversé par une somme d'influences hétéroclites. Ensuite, au fur et à mesure des disques, je suis devenu de plus en plus clair et net dans mes intentions, qu'elles soient musicales ou thématiques. Comme une image floue que j'aurais mise au point progressivement. Ce que je désirais avant tout, c'était écrire des textes. Mes premiers albums ont été qualifiés de dylanesques et, d'une certaine façon, ils l'étaient. Mais assez vite, j'ai essayé de me dégager de mes influences pour forger mon propre style d'écriture. De disque en disque, ça a été un travail continuel, une lutte permanente et je crois que j'ai fini par trouver un style de songwriting qui me correspond profondément : j'écris un peu à la façon dont les gens parlent, dans un style oral. Quand les gens m'entendent lors de mes concerts, c'est comme s'ils écoutaient un type assis à côté d'eux au comptoir d'un bar en train de leur raconter une histoire - c'est par exemple le cas des chansons de Tom Joad ou alors, c'est comme s'ils entendaient des pensées à voix haute, les monologues intérieurs d'un type juste avant qu'il ne s'endorme. "Straight time", "The Line" : ces chansons sont comme des portes d'accès aux paysages mentaux de différents personnages. Et à voix basse, parfois en murmurant, ces personnages racontent leurs histoires de manière très simple, sur le mode d'une conversation ordinaire. Aujourd'hui, j'aime vraiment cette façon d'écrire, je trouve cette méthode très évocatrice. Mais j'aime aussi les styles de mes albums précédents, ils véhiculaient des émotions différentes depuis des points de vue différents. "Born to run" représente le type de musique et de texte que j'aimais quand j'avais 25 ans - la pop à la Spector, un certain romantisme échevelé, une croyance et une vitalité liées à l'adolescence -mais je ne pourrais plus faire un tel album à 48 ans passés.

S.K. : On perçoit une autre ligne de progression dans votre discographie : de " Born to run " à "Nebraska" ou "Tom Joad", c'est comme une longue route depuis New York jusqu'aux bleds les plus reculés d'Amérique, un trajet de la ville vers les smaltowns, métaphorisé aussi bien par l'évolution de votre son que celle de vos textes.

B.S. : Avec Greetings from Asbury Park, j'ai vraiment démarré dans le New Jersey, pas loin de New York, mais quand même dans des petites villes. Dans cet album, il y a une atmosphère qui me rappellera toujours le boardwalk (les promenades en planches de bois du bord de mer), peut-être parce qu'il contient une imagerie très chamarrée, très évocatrice. Ces chansons sont un mélange de fiction et de ma réalité de l'époque, à Freehold et à Asbury Park. Il y est beaucoup question de la vie et de l'atmosphère particulières du boardwalk. Et puis il y a déjà le mouvement vers New York, où je commençais à donner quelques petits gigs solo, notamment dans le village, à la fin de la période des coffee-shops folk. D'une curieuse façon, cet album se situe à cheval entre le boardwalk d'Asbury Park et New York. "Born to run" aussi se partage en différents lieux. "Jungleland " est justement l'histoire de banlieusards qui entrent dans New York, "Thunder Road" se situerait plutôt dans une smalltown du New Jersey... "Backstreets" mes quartiers d'adolescence, "Tenth Avenue Freeze- Out" est très urbain, très new-yorkais... Ça varie, ça bouge encore entre New York et l'environnement ouvrier du New Jersey. Ce mouvement entre la grande ville et la grande banlieue correspondait à ma vraie situation je venais de Freehold, je vivais essentiellement à Asbury Park et je montais souvent à New York, qui était à une heure de voiture. Ensuite, progressivement, j'ai eu envie que ma musique inclue toute la géographie du pays parce que ce pays était devenu mon sujet : ma vie, mon environnement, l'interaction entre les deux, l'Amérique, l'expérience américaine. Ainsi, dernièrement, je me suis passionné pour l'Ouest et le Sud-Ouest - avant, je n'y avais fait que de brèves incursions, j'avais par exemple écrit "The Promised Land" à la suite d'une virée dans l'Utah : le "rattlesnake speedway" du premier couplet est vraiment une vieille piste de course poussiéreuse devant laquelle j'étais passé... Bref, une petite partie de mes chansons étaient déjà ouvertes aux grands espaces de l'Ouest. Mais avec "Tom Joad", je me suis enfoncé plus longtemps et plus profondément dans ce territoire. J'ai pu faire des chansons sur la Californie du Sud et la frontière mexicaine parce que j'ai vécu dans cette région quelques années et que j'ai pu m'en imprégner.

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S.K. : De "Greetings from Asbury Park" à "Born in the USA", on a le sentiment d'une seule et même histoire qui évolue parallèlement à vous. Puis, à partir de "Tunnel of love", on a l'impression d'un trajet plus erratique, d'un enchaînement d'albums plus disparates aussi bien musicalement que thématiquement - peut-être en raison du split du E Street Band. Comme si vous preniez chaque album un par un, sans vous soucier d'une cohérence d'ensemble comme avant.

B.S. : Après le Live qui bouclait une époque, j'ai fait trois disques qui parlaient des relations entre hommes et femmes : "Tunnel of Love", "Human touch" et "Lucky town". Je traitais simplement un sujet que je n'avais pas beaucoup abordé auparavant, en tout cas pas de manière aussi introspective : ce sont des disques sur le couple, l'idée de la famille, sur les raisons et la manière de fonder une famille. C'est vrai, pendant cette période, j'ai changé d'orientation, je n'ai pas écrit de chansons qui avaient de fortes connotations sociales et je me suis concentré sur des sujets plus intimes. Mais là encore, ces trois disques correspondent à ce qui se passait dans ma vie et à ce qui me passionnait en priorité. Je me disais aussi que les questions que ces disques posaient sur le couple, la fidélité et la paternité pouvaient intéresser, voire aider ceux de mes fans qui en étaient au même stade que moi dans leur vie. Et puis ensuite, "Streets of Philadelphia" m'a ramené vers des chansons plus... (il cherche un mot)... faute de trouver le terme idéal, je dirais des chansons tournées vers le monde extérieur. Et tout ça a abouti à "Tom Joad", un disque où l'on retrouve les implications sociales de "Born in the USA" ou "Nebraska".

S.K. : Mais ce qu'on perd en cohérence depuis "Tunnel of Love", vous le gagnez peut être en liberté. Vous sentez-vous plus libre de prendre chaque disque comme il vient, sans penser au grand oeuvre, ou à la suite de votre carrière ?

B.S. : prochain disque, je Non, je pense toujours à la durée de ma carrière, à construire disque après disque un travail fort et cohérent. Depuis mes tout débuts, mon ambition est de faire de la musique vitale pendant de nombreuses années. Pénétrer dans la vie des gens et y rester le plus longtemps possible. Et au fur et à mesure que les gens changent, que leur vie évolue, vous êtes là avec eux par l'intermédiaire des disques, vous êtes leur compagnon de route. De ce point de vue, je me sens toujours très concerné par la prochaine étape, par des questions comme «Où vais je aller ? Sur quoi vais-je écrire ? Comment vais-je rester pertinent pour les gens qui rn'écoute ?» Et quand je pense au réfléchis toujours au contexte, à mes disques passés, à ce qui se passe au présent en Amérique et dans ma vie.

S.K. : Vous êtes une icône américaine. Etes-vous conscient de ce statut et vous importe-t-il ?

Bruce Springsteen : Je ne sais pas trop quel est exactement mon statut, mon image, je n'ai jamais eu de certitudes là-dessus. Quand on se met à vendre énormément de disques, on sait qu'on est populaire, mais à part ça... En fait, je ne réfléchis pas en termes de statut, je ne pense pas créer quelque chose d'extraordinaire, je me contente de continuer de faire mon boulot. Je me suis toujours vu comme un Américain typique. Comme beaucoup de mes concitoyens, j'ai grandi dans une petite ville provinciale, j'ai des origines très diverses - irlandaises, italiennes, néerlandaises... Et j'ai toujours écrit depuis ce point de vue-là, celui d'un Américain moyen. Les vies et les sentiments décrits dans mes chansons sont ordinaires. J'ai toujours pensé que si je chroniquais cette expérience commune de la vie, beaucoup de gens s'y reconnaîtraient. Et avec un peu de chance, mes chansons illumineraient leur existence parce qu'elles rendraient justice à un certain sens de la dignité, à une forme d'héroïsme quotidien que l'on néglige trop souvent. La lutte permanente des gens ordinaires pour gagner leur croûte, avoir un toit, élever leurs enfants, trimer tous les jours dans un boulot que l'on n'aime pas, payer des factures médicales astronomiques mais nécessaires, etc. : tout cela relève d'une forme d'héroïsme très peu célébrée. C'était l'existence quotidienne de ma famille, c'est celle de nombre de mes amis... Voilà, je voulais chroniquer cette expérience là parce que la musique populaire ne le faisait pas assez souvent.

S.K. : Vos premiers héros étaient Dylan, Presley, Roy Orbison : vous expliquez bien comment, dans un foyer sans livres et sans culture, leurs chansons entendues à la radio vous ont ouvert au monde. Sont-ils toujours aussi importants pour vous aujourd'hui ?

B.S. : Quand des artistes ont ce genre d'impact sur vous, ils restent en vous à jamais. Il se peut que vous n'écoutiez pas leurs disques pendant des années, mais ils font quasiment partie de vos gènes. Vous devez à ce genre de personnes une dette éternelle parce qu'ils ont été les premiers à vous ouvrir des portes, des portes émotionnelles qui vous ont aidé à savoir qui vous êtes, qui vous ont aidé à vous construire et à faire le point dans votre vie. Ces héros-là ne vous quittent jamais. Je n'ai pas écouté de disque de Dylan ou d'Elvis depuis un moment, mais je sais que je peux être inspiré par eux à tout moment. Tout le monde, à chaque génération, peut citer un disque qui a bouleversé sa vie : ça peut être les Sex Pistols, Nirvana, un disque de rap...

S.K. : Justement, est-ce que de nouveaux artistes, dans les années récentes, ont eu sur vous le même impact que Presley ou Dylan ?

B.S. : Non, mais je crois que c'est lié à l'adolescence, cette période de découverte, d'éveil des sens, de construction d'identité... Une fois qu'on a passé cette période, je ne pense pas qu'une musique, quelle qu'elle soit, puisse produire un effet aussi intense, aussi puissant que pendant ces années de formation. Je connais un tas de gens qui aiment la musique qu'ils écoutaient au lycée pour le restant de leur vie. Moi, en vieillissant, j'essaie de garder mes oreilles ouvertes pour toute bonne musique, d'où qu'elle vienne et quel que soit son style. Je trouve que Kurt Cobain était un artiste d'une immense envergure ; j'ai beaucoup aimé le single Gangsta paradise de Coolio, c'était un bel exemple de spiritual contemporain... Ces exemples pour dire qu'il y a toujours de la musique passionnante qui sort, que certains nouveaux disques me font toujours de l'effet. Evidemment, je ne vais plus chez le disquaire chaque semaine comme lorsque j'étais gamin. Et puis maintenant, j'ai plein de lieux d'influence en dehors de la musique: les films, les romans, les journaux... Aujourd'hui, je me nourris d'un tas de sources variées, même musicalement : j'ai enregistré un disque un peu expérimental - qui n'est jamais sorti -, avec plein de petits beats différents, des essais soniques, un truc pas mal mais jamais terminé. Je suis toujours en état réceptif, je guette la beauté, d'où qu'elle vienne. Récemment, j'ai assisté pour la première fois à une représentation de Don Giovanni : une expérience fabuleuse. Je ne connais pas grand-chose à la musique classique, mais on venait de jouer à Vienne et l'atmosphère de la ville m'a donné envie de ça. J'ai tout de suite désiré un cours de rattrapage express (rires)... Le monde est tellement riche de beautés diverses, vous avez envie d'en capturer le maximum, vous ne voulez pas que ça vous passe sous le nez. Mais je me débrouille bien (rires)...

S.K. : "The Ghost Of Tom Joad" est largement inspiré par Les Raisins de la colère de John Ford. Adolescent, étiez-vous déjà un lecteur de romans et un cinéphile, ou bien ces passions sont-elles plus récentes ?

B.S. : Quand j'étais gamin, j'allais aux séances du samedi après-midi. La plupart du temps, on passait des monster movies pour 35 cents... Pendant la période de mes 25-30 ans, époque de "Born to run" à "The River", je me suis mis à écouter énormément de country, de folk ou de blues rural, et simultanément je me suis mis à voir beaucoup de films, à lire pas mal de romans : Flannery O'Connor, James Cain, des romans noirs américains... C'est en macérant là-dedans que j'ai écrit l'album "Nebraska". Les films que j'aimais étaient des choses comme "Badlands" de Terence Malick, "True confessions" d'Ulu Grosbard, avec De Niro... ou alors des classiques plus anciens comme "La Nuit du chasseur"", La Griffe du passé", selon moi l'un des plus beaux films noirs de tous les temps... Ces films avaient en commun un certain rythme narratif plutôt lent, hypnotique. A l'époque, j'ai été très attiré par ce type d'atmosphère et de tempo, mais aussi par les personnages hantés de ces films : je trouve qu'ils avaient quelque chose de fondamentalement américain, peut être lié à leur solitude, à leur liberté, à leur destinée pleine de promesses et d'échecs - Mitchum dans La "Griffe du passé" était le symbole ultime de ce genre de personnage. Et je me suis intéressé à ce qui, en moi, ressemblait à ces personnages, à ce qui me connectait si fortement à eux. Je me suis demandé « Pourquoi j'aime tellement ces films, pourquoi je m'identifie à ce point à ces personnages ? » C'était un long travail d'introspection que je pense avoir commencé dans "Darkness on the edge of town", que j'ai poursuivi dans "The River" et que j'ai mené à fond dans Nebraska. Voilà un disque fondamentalement américain, même si cette américanité est parfois difficile à expliquer.

S.K. : Beaucoup de vos chansons sont comme des petits films. Pratiquez vous consciemment cette écriture très visuelle, cinématographique ?

B.S. : Depuis cette période que je viens d'évoquer, les films m'ont influencé très profondément et j'écris volontairement dans un style très cinématographique, notamment en insérant des détails précis dans mes histoires de façon à faciliter la visualisation mentale. Quand quelqu'un écoute une de mes chansons, il apprend beaucoup d'éléments sur l'histoire que je raconte : sa géographie, son paysage, comment ces lieux se relient à la personnalité du personnage, à ce qui va lui arriver... Le personnage, on connaît ses gestes, on le ressent physiquement... Je donne de nombreux détails qui permettent d'entrer à l'intérieur du personnage - par exemple, dans "The Line", je précise que le flic "repasse son uniforme"... Ce sont tous ces détails accumulés qui font exister un personnage, qui animent et peuplent une chanson. J'essayais aussi de prolonger un certain langage américain à base d'expressions, de tournures idiomatiques... Mes personnages sont devenus très laconiques, ne parlent pas beaucoup, ne s'auto analysent pas - contrairement à moi (rires)... Ils prononcent quelques mots, puis un silence. Et ce qu'ils veulent exprimer est essentiellement contenu dans ces silences. Ce genre de personnage est au centre des chansons de "Nebraska", de "Tom Joad", de quelques-unes de "The River". Mais tout cela concerne les textes. Pour ce qui est du son, à partir de "The River", j'étais influencé par tous ces disques roots de Leadbelly, Woody Guthrie, Johnny Cash...

S.K. : La relation entre les films et vos disques circule parfois dans l'autre sens : "Highway Patrolman" a ainsi servi de point de départ à "Indian runner" de Sean Penn.

B.S. : J'aime beaucoup le film de Sean. Il a fait ce que tout bon cinéaste doit faire, il m'a un peu "trahi". Il raconte mon histoire, mais il raconte aussi la sienne. Sean a un style assez brut, une rudesse à laquelle on n'est plus tellement habitué dans le cinéma américain contemporain. Il me rappelle l'époque des années 70, quand des films comme "Taxi driver" faisaient les gros succès du box-office... Quand on y pense, c'est difficile à croire aujourd'hui : Scorsese était le mainstream, et les blockbusters ressemblaient à "Taxi driver" ! Sean est l'un des rares cinéastes d'aujourd'hui qui me renvoient à cette belle époque du cinéma américain, celle des Scorsese, De Palma, Schrader...

S.K. : Trouvez-vous votre compte dans le cinéma hollywoodien contemporain, basé essentiellement sur les effets spéciaux ?

B.S. : Oh, ces films ne sont que le dernier avatar de la vieille tradition du cinéma de distraction du samedi après-midi, les descendants des monster movies de mon enfance. Je n'ai pas de grief particulier contre ce cinéma pop-corn. Ce qui me gêne, c'est quand ce cinéma-là étouffe tout le reste. J'apprécie encore l'idée d'aller voir un film de dinosaures le samedi soir comme j'allais voir mes monster movies- la différence, quand même, c'est que les monster movies avaient des budgets d'environ 1000 dollars alors qu'un Jurassic Park coûte 100 millions ou plus. Le problème, avec ces gros budgets et ces grosses machines - et aux Etats-Unis, ça vaut pour le cinéma et tout le reste - c'est qu'ils font un tel tintamarre, ils bénéficient de telles campagnes promotionnelles qu'ils finissent par occuper toute la place et éjecter le reste. Et souvent, il n'y a pas de salle à des kilomètres pour présenter d'autres types de films qui sont souvent excellents. On a affaire là à l'un des plus gros vices du système marchand : la course au numéro un, être le premier, battre les records de recettes, etc. Tout ça devient comme une gigantesque course de chevaux. Pour voir un film étranger ou un premier film, il faut être bien au courant, lire la presse, repérer les critiques : c'est disponible, mais réservé à un certain public. Dernièrement, j'ai vu un petit film formidable avec Tim Roth... "Little Odessa" Mais il fallait vraiment être à l'affût pour ne pas le louper.

S.K. : L'un de vos films de chevet est un autre John Ford, "La Prisonnière du désert" Qu'est-ce qui vous plaît tant dans ce film ?

B.S. : C'est l'histoire d'un homme qui est capable de transformer la communauté dans laquelle il vit. Le personnage joué par John Wayne essaie de reconstituer la communauté qui a été disloquée le jour du kidnapping de la petite fille par les Indiens. John Wayne peut reconstituer cette famille mais ne peut pas la rejoindre. Voilà ce qui résonne en moi : l'histoire d'un type qui peut avoir un impact sur sa communauté mais ne peut pas l'intégrer. Le dernier plan du film est fabuleux: le vent du désert souffle, John Wayne est debout dans l'encadrement de la porte ; chacun entre dans la maison, chaque membre de la famille franchit le seuil un par un, sauf John Wayne ! Il n'arrive pas à franchir cette porte et retourne au désert. Ce film a eu un impact énorme sur moi. Je crois que cette fin symbolisait ce que je ressentais par rapport à mon activité et à mon existence pendant longtemps. Je taisais un travail qui touchait et affectait la vie des gens, mais je n'arrivais pas à vivre pour moi - pas de port d'attache, pas de compagne régulière, pas de famille, toujours sur la route, etc. C'est cette sensation qui m'a fait m'identifier si intensément au film. Je continue à le revoir régulièrement. En plus, par rapport à la norme du héros hollywoodien, le personnage de John Wayne était complexe et ambigu : raciste, plein de ressentiment - c'était plutôt un anti-héros. Il n'était pas sympathique mais authentique, plus proche de la réalité que du mythe.

S.K. : Il y a des points communs entre votre travail et celui de Ford. Ressentez-vous ces affinités électives ?

B.S. : Il essayait de s'en tenir à un ensemble de valeurs. On pouvait ensuite être d'accord ou pas, mais il avait une éthique de vie et la projetait dans ses films. On pouvait estimer que ces valeurs fordiennes étaient parfois trop rigides, trop désuètes, mais il a aussi beaucoup innové. Il a mythifié l'Ouest, notamment en utilisant Monument Valley; et ce mythe a été si puissant qu'au goût de certains, il a trop camouflé la vraie histoire. Je comprends toutes ces critiques mais, en même temps, il a fait des films splendides qui véhiculaient des émotions très puissantes et très profondes - et certaines de ses valeurs sont toujours pertinentes : la droiture, la simplicité, l'aspiration à une communauté harmonieuse.

S.K. : Vous avez grandi pendant les années 50, dans la croyance au rêve américain. Depuis, vous avez écrit des chansons très désenchantées par rapport à cette idée du rêve. Quelle forme doit-il revêtir aujourd'hui et y croyez vous encore ?

B.S. : Cette idée du rêve américain a souvent été simplifiée, réduite à des slogans réducteurs, à des images bibliques: "la Terre promise, la terre des possibilités, le pays du lait et du miel, etc." Ces croyances sont encore très réelles pour beaucoup de monde. Il y a toujours des milliers de gens qui tentent de passer la frontière chaque année en quête d'une vie meilleure, c'est toujours une terre des possibles. Moi, à travers mes chansons, j'essayais d'apporter ma propre vision de ce rêve américain. Je réclamais en quelque sorte mon droit d'apporter ma propre contribution à ce que devrait être ce rêve, j'essayais de contribuer à rendre cette terre habitable. J'ai toujours été opposé à une certaine idée monolithique du rêve américain, à une certaine vision unidimensionnelle de l'Amérique basée essentiellement sur l'argent, la réussite individuelle exclusive, le chauvinisme... Ainsi, j'ai montré différentes facettes de l'Amérique, y compris ses aspects maudits, sa part d'échec. J'ai créé toute une série de personnages qui ne sont pas nécessairement des marginaux, mais simplement des gens ordinaires qui essaient de trouver une société vivable, qui luttent pour s'intégrer dans une communauté, qui cherchent leurs frères et sœurs spirituels, des gens avec qui ils peuvent partager certaines valeurs... Voilà la quête majeure de mes personnages. Alors souvent, ils butent sur des obstacles insurmontables, ils sont entravés par les pièges de l'existence, ils sont confrontés à l'intolérance, aux conditions économiques, etc. J'ai toujours montré les deux aspects : la beauté de la quête, mais aussi sa dureté. La chanson "Born in the USA" résume bien cela : c'est une chanson emplie de fierté et de désenchantement, l'histoire d'un homme qui n'est plus accepté par sa propre communauté, qui n'arrive plus à trouver sa place dans la société.

S.K. : Vos chansons sont très ancrées dans la réalité américaine et pourtant elles sont universelles.

B.S. : Je crois que les problèmes quotidiens rencontrés par mes personnages sont universels : le chômage, la pauvreté, le sentiment d'impasse, les rêves d'une vie meilleure existent dans tous les pays du monde. Quand j'étais à Prague, j'ai lu un essai de Vaclav Havel sur la Tchécoslovaquie, sur une société totalitaire : et pourtant, une grande partie du livre pouvait être transposée aux Etats-Unis. En fait, le livre est tellement fondé sur des valeurs humaines basiques qu'il peut s'appliquer à tout pays, à toute époque. Je ne peux qu'espérer que ma musique possède Ces mêmes qualités d'universalité.

S.K. : Vous parlez beaucoup de l'idée de communauté. Que pensez-vous de l'évolution techno-économique du monde ? L'accélération technologique et les disparités économiques ne détruisent-elles pas le lien social ?

B.S. : On ne contrôle pas les choses une fois qu'elles existent, on ne contrôle pas le progrès. Mais malgré la technologie, j'ai le sentiment que les gens auront toujours besoin les uns des autres. Le contact humain est irremplaçable. Moi, je ne suis pas un dingue de technologie, je n'ai pas trente-six ordinateurs à la maison. La meilleure chose à faire est de donner à ses enfants une éducation équilibrée, de leur ouvrir l'esprit à divers domaines. Mes enfants savent se servir d'un ordinateur, mais ils aiment aussi lire des livres, regardent la télévision de façon limitée... Si on leur inculque des valeurs équilibrées, ils vivront une vie équilibrée et ne seront pas mangés par les machines. Selon moi, l'enjeu central est là, dans l'éducation. Je n'ai pas d'angoisse particulière quant au futur technologique.

S.K. : Certains voient une contradiction entre vos préoccupations sociales, vos textes sur les exclus et votre situation sociale et financière. Comment prenez-vous ces critiques qui vous accusent, en gros, de prendre la pose ?

B.S. : Je trouve ce genre de critique médiocre et paresseuse. Les romanciers écrivent sur le monde qui les entoure ; les cinéastes font des films sur le monde qui les entoure... Scorsese vient de faire un film sur le dalaï-lama et il n'a pas grandi au Tibet, il me semble (rires)... Pas plus qu'il n'était membre de la mafia quand il a fait "Mean streets" ou "Les Affranchis". Entre parenthèses, il se trouve que moi, je viens de cette classe ouvrière dont je parle dans mes chansons. Mais je crois que là n'est même pas le problème : peu importe d'où vous venez, quel est votre statut social ou votre origine. La seule chose qui compte, c'est de savoir si vous produisez un travail puissant et convaincant. Finalement, le travail d'un artiste finit par avoir une existence autonome, par tenir debout tout seul. Les gens aimeraient croire que les artistes sont absolument identiques aux personnages de leurs œuvres, ils pensent par exemple que Robert De Niro a grandi dans les quartiers populaires de New York. Eh bien non : son père était un artiste, il a vécu dans un environnement intellectuel et cultivé et ça ne l'a pas empêché d'incarner remarquablement des personnages de la rue. J'écris sur le monde dans lequel je vis, sur mes expériences, sur ce que je vois autour de moi, sur des sujets qui me touchent et dans lesquels je me sens à l'aise. Quand vous écoutez tel disque, quand vous lisez tel livre, quand vous voyez tel film, les questions importantes sont "Est-ce sincère ? Y a-t-il une vérité là-dedans ? Est-ce que ça me parle ? Est-ce que c'est fort ? Est-ce que c'est beau ?" Et si les réponses à ces questions sont positives, l'œuvre existe par elle-même.

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