E Street Blues Chronique sur Asbury Park

00-07-1985 Rock & Folk par Laurent Chalumeau

C'est ici, au bord de l'océan, que l'histoire a commencé : un jeune rocker inconnu dans une ville célèbre. Quinze ans plus tard, tout a changé : le rocker est devenu roi et sa ville a lentement sombré dans l'oubli.

"Mon bon souvenir d'Asbury Park, N.J." C'est ça, la vie d'Asbury Park, New Jersey. Des souvenirs. Bientôt, on ne trouvera plus que des souven.rs. Et puis des s.uven.rs. Comme l'enseigne de l'Empress Diner dont le "N" ne clignote plus depuis trois ans et qu'ils n'ont pas réparé. Un peu avant Noël dernier, le "R" s'est mis en grève aussi. Ils l'ont pas réparé non plus. Mais à Asbury Park, ça va faire quatorze ans que tout le monde se fout de tout. Depuis le fameux été. Quatorze ans plus tard, on se retourne, les résultats sont là. Empress Di.e., M.n bo. S.uven.r d'Asbury Park N.J. et ainsi de suite. Une lettre tous les trois ans, ça va être de plus en plus dur de se souvenir. Et puis, un jour, tout sera oublié.

OUBLIÉ

Personne n'habite Asbury Park, New Jersey. Surtout hors-saison, quand il pleut sur la plage et que la grande roue tourne à vide. Même l'été, aujourd'hui, les odeurs de Coppertone viennent surtout d'ailleurs, apportées par le vent. A Asbury Park, on passe juste se détendre, faire l'aller-retour d'un bout à l'autre de la promenade, prendre un peu de soleil. Ou on vient travailler, vendre des glaces et des tours de manèges. Mais on habite à côté. Allenhurst, Interlaken, Neptune City, ou même chez les culs-bénits d'Ocean Grove. A Asbury Park, de septembre à juin, il n'y a que les gardiens d'hôtel qui y dorment, leurs quatre clients qui n'en ont plus pour longtemps et les Noirs en bordure de l'Interstate. Autrement dit, ceux qui ne peuvent pas faire autrement.
Au début, ça devait être bien. Les Années 20, les Années 30, par là. Quand ils ont construit le "Casino", les "grands" hôtels, les dancings, le Convention Hall, les toboggans et les manèges. Comme à Coney Island, New York ou Atlantic City, plus bas au sud, en plus petit. Mais Coney Island a fermé il y a longtemps. Atlantic City s'est fait avoir par la Mafia et la Commission des Jeux, et depuis que le gouverneur a vendu la ville, malgré toutes les promesses, ceux qui habitaient là depuis toujours crèvent la faim à l'ombre des casinos. Reste Asbury Park avec sa douzaine de machines à sous, son tir aux pipes et ses auto-tamponneuses. Et d'année en année, on dirait que les gens perdent le goût de la barbe à papa.
Pourtant, de New York, en voiture, c'est rien du tout. Le Turnpike jusqu'à l'échangeur de Perth Amboy, et après le Garden State Parkway tout droit. Cinquante-cinq miles. Mais les New-Yorkais ne viennent plus comme avant. Les bungalows à louer tombent en ruine et les hôtels attendent le déluge. Les gens de la région ne vont pas trop à New York non plus. Pour vendre des glaces ou toucher des tickets d'alimentation, Asbury suffit bien. L'air est meilleur. Et puis, dans le coin, les gens se connaissent. Alors qu'à New York, en plus du reste, ça prend du temps pour être connu.
Au total, à Asbury Park, sorti des deux trois grands week-ends d'été, dans la journée, on ne voit que des vieux. Les vieux du coin, une trentaine, qui sont venus finir là on se demande bien pourquoi et qui louent à l'année ce qui reste de suites princières conçues dans le temps pour les caïds et leurs poules. Et puis des cars de vieux qui rappliquent d'un peu partout, à croire que c'est la promenade préférée des hospices de l'Etat. L'hiver, surtout les dimanches, on les débarquent en fin de matinée et on les laisse là, assis sur un banc de la jetée ou sur un transat sur la pelouse des hôtels qui en ont une. Les plus vaillants vont jouer un ou deux dollars dans les machines au bout de la promenade et reviennent s'asseoir. On les reprend le soir et les vieux sont contents. Ils sont allés voir la mer. Un bon souvenir d'Asbury Park, N.J.
La nuit, quand même, ça change un peu. Asbury Park reste fier de proposer aux visiteurs deux liquor stores ouverts toute la nuit et des boîtes qui programment des groupes de rocks. Moins qu'il y a dix ans, mais encore trois ou quatre. Asbury Park, "le Sunset Strip du Monmouth County". Ça, ça attire des jeunes.
Comme ça que le bled survit, vaille que vaille. Grâce aux transats dans la journée, à la musique et à la bière la nuit. Et puis, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, grâce à tout ceux qui viennent des quatre coins du monde à cause de Bruce Springsteen. Souvenir d'Asbury Park, N.J.
Le pire, c'est qu'il ne reste plus grand-chose de son époque. Ça n'empêche personne de venir à Asbury Park avec un appareil photo. On dirait des chercheurs d'or ou des chasseurs en battue. Ils quadrillent le patelin à la recherche de l'Upstage Club, fermé depuis longtemps, ou du Student Prince sans se douter qu'aujourd'hui ça s'appelle le Xanadu et qu'ils sont juste devant. Ils sont déçus par les arcades du "Casino", déçus de voir que la salle de bal a fermé. Ils tournent pendant des heures à la recherche du carrefour de E Street & 10th Avenue jusqu'à ce que quelqu'un veuille bien leur dire que ça se trouve deux milles au sud, à Belmar, et qu'il n'y a rien à voir qu'un petit poteau blanc. Ils se consolent en mitraillant le Stone Pony, parce qu'ils ont lu quelque part qu'il revenait souvent y jouer deux ou trois chansons et boire une bière, et tous les endroits dont il a pu parler dans ses chansons. La guérite de Madame Marie, la tireuse de cartes, the Inner Lake, le "Circuit", Ocean Avenue et Kingsley Street où deux, trois as du volant font encore la course de temps en temps quand les flics sont occupés ailleurs, les graffitis le long de la promenade et tout ça.
L'étonnant, c'est que personne n'ait encore essayé d'organiser tout ça. Une visite guidée. Un bus tour. "Mon bon souvenir d'Asbury Park, N.J." Départ toutes les heures devant le Howard & Johnson. 3,50 dollars + taxes, 2 dollars pour les moins de douze ans. Pour l'instant, ils se contentent de passer inlassablement ses disques dans les amusements-halls et les autos-tampons, d'un panneau accroché au fronton du Xanadu pour que les touristes aient malgré tout quelque chose à photographier et qui dit "Bruce Springsteen est né aux Etats-Unis et le New Jersey l'adore", ou bien de vendre les fameuses cartes postales.
Sans doute la plus grosse industrie d'Asbury Park, New Jersey, ces cartes postales. Sur place, elles valent 30, 40 cents, 50 chez les voleurs des souvenirs shops de la Promenade. Mais il paraît que certains des petits malins qui les achètent par paquet de cinquante les revendent un dollar et plus à la sortie de ses concerts partout ailleurs dans le pays. Un dollar. "Mon bon souvenir d'Asbury Park, N.J." Mais au moment de remonter en voiture, les gens sont contents avec ça. Au moins, avec leur carte postale, en attendant le jour où les guides en T-shirt sans manches et en blue jeans troués leur raconteront l'histoire, les gens peuvent se dire qu'ils ne sont pas venus pour rien, que ça valait le voyage, qu'ils repartent pas les mains vides d'Asbury Park, New Jersey. Ils emportent un souvenir.

FREE MILL

L'histoire, des tas de gens de la région s'en souviennent bien. Jusqu'à un certain point, tout ce qui vient avant "Born To Run", "Time" et "Newsweek" et tout ça, c'est la leur, c'est celle du bled. Les dernières bonnes années, les derniers "bons souvenirs".
Lui, il venait de Freehold, un peu plus loin à l'est sur la 33. Naître à Freehold, c'est presque être enterré vivant. Il y a des gens à Freehold qui ne sont jamais allés à New York. Certains, même, qui ne sont jamais venu à Asbury Park non plus. A Freehold, en dehors de quelques boutiques et des stations service, on travaille à l'usine Hershley, à l'arsenal de la Navy, ou bien on ne travaille pas. Alors lui, il en est parti avant d'avoir vingt ans. Après Freehold, Asbury Park, à l'époque c'était la Californie. La station marchait encore pas mal, l'été. On dansait encore dans la grande salle du "Casino" et le bruit des moteurs gonflés tenaient les riverains du "Circuit" éveillés toute la nuit. La plupart des bungalows étaient loués. Des famille, des mômes. Et des jeunes, à cause du surf, des bagnoles et des boîtes de nuit.
Du coup, il n'était pas le seul de son âge à se pointer là avec sa guitare. Il n'avait pas été long à rencontrer d'autres hurluberlus dans son genre et, il avait beau être jeune, il n'était pas là depuis quinze jours que les autres traîne-savates savaient déjà qui c'était. On disait " depuis l'ouverture de l'Upstage, jamais un guitariste aussi rapide n'est venu y jouer ". Tout le monde voulait l'engager et il passait ses soirées à courir à courir d'une scène à l'autre, de groupe en groupe, jouant un peu de tout selon l'heure et l'endroit, de truc de dans le temps ou les succès de la semaine. Vers une heure, il retournait à l'Upstage chanter ses propres chansons.
Il traînait déjà avec les mêmes types qu'aujourd'hui. John Lyon, Steve Van Zandt, Danny Federici. Une bande de jeunes gars tout contents d'avoir su échapper au Vietnam, d'une façon ou d'une autre, et qui du coup trouvaient tout merveilleux. Ils rigolaient d'un rien, ils jouaient aux petits durs et se donnaient des surnoms de gangsters : " Le Boss ", " Southside ", " Miami ", " La Bamba ", " Mad Dog " pour Vini Lopez, parce qu'il sortait de prison. Ils eurent plusieurs groupes, comme ça : Earth, Child, Steel Mill. Aujourd'hui, on dirait que c'était du hard-rock. Mais ça plaisait. En juillet 70, c'était eux les préférés des jeunes de la région. Bruce Springsteen attirait déjà du monde à Asbury Park , New Jersey.
Plus d'une fois ils jouèrent devant plusieurs milliers de personnes. Des filles les suivaient partout, quand ils allaient jouer à DC, à Richmond ou à Philadelphie. Les mômes enregistraient leurs concerts et se revendaient les cassettes. Aujourd'hui encore, autour d'Asbury Park, on trouvent des gens qui se souviennent de Steel Mill. Même certains qui aiment toujours Steel Mill mais qui ne supportent pas ce que l'autre a fait depuis. Au bout d'un moment, la presse locale en disait tellement de bien qu'un gros promoteur californien de ce temps-là les invita à venir dans sa salle de San Francisco. Ils jouèrent deux, trois fois et il leur proposa de faire un disque. Mais il ne leur offrait pas assez d'argent. Ils rentrèrent à Asbury Park. N'empêche, ça avait bien marché pour eux sur l'autre côte.
Finalement, au début de 71, Steel Mill donna un concert d'adieu à l'Upstage. Ils avaient autre chose en tête : Dr. Zoom & the Sonic Boom. Onze musiciens, avec des cuivres, La Bamba et les gars qui allaient devenir les Jukes et des copines qui faisaient les chœurs, plus deux potes qui venaient jouer au Monopoly au beau milieu de la scène pendant tout le concert et un répertoire surtout composé de musique noire. C'était bien aussi mais, Dr. Zoom, les gens s'en souviennent moins : ils donnèrent juste trois concerts avant l'été et puis le 4 juillet, le jour de la Fête Nationale, les émeutes commencèrent.

BRÛLE, BÉBÉ

Les Noirs du coin réclamaient à la municipalité le droit d'accès à toutes les attractions de la plage. Mais surtout, ils réclamaient du boulot. Mattice, le maire de l'époque, préférait faire venir un Blanc d'aussi loin que cinquante miles à l'intérieur des terres plutôt que de laisser un Noir d'Asbury travailler sur la Promenade ou près des balançoires. Alors, le 4 juillet, les Noirs d'Asbury assiégèrent la mairie et occupèrent les rues.
On leur envoya l'armée, le "New York Times" et les actualités télévisées. Pour être sûr, le gouverneur Cahill imposa le couvre-feu. Total, le 6, deux stations-service flambaient. Le 7, on ramassa plus de soixante blessés, surtout des blessés par balle et on en arrêta plusieurs dizaines d'autres. Le 12, ils essayèrent de rouvrir la plage, mais ce n'était plus la peine : la saison était finie, les touristes étaient retournés chez eux, bien contents quand leur voiture n'avaient pas brûlé. Les émeutes reprirent. C'était un de ces moments idiots. La ville brûle, les Noirs sont noirs, les Blancs sont blancs, il n'y a plus d'exceptions. Forcés d'être noirs, forcés d'être blancs.
A la fin du mois, ils mirent le feu à leurs taudis et à plusieurs magasins en chantant "brûle, bébé brûle" pendant que les pompiers faisaient ce qu'ils pouvaient . Le maire fit des promesses, lui. Début août, on en vit le bout Cahill obtint de Nixon qu'Asbury Park soit déclarée zone sinistrée. Officiellement , il n'y avait pas eu de morts. Le mois d'août passa dans le calme. Pas de surf, pas de bagnoles, pas de musique. D'autres souvenirs d'Asbury Park, New Jersey.
L'automne aussi fut "calme". Et l'hiver. Ils n'étaient plus que cinq ou six. Les cuivres étaient partis avec un autre et ils avaient trouvé un grand saxophoniste noir pour le remplacer. Ils répétaient dans un appentis à Belmar, sur E Street , entre la 9ème et la 10ème Avenue. Quand ils ne jouaient pas, ils traînaient au Diner. Ils étaient fauchés. Ils couchaient où ils pouvaient, dans des bungalows inoccupés dont ils forçaient l'entrée, chez un copain dont les parents ne reviendraient pas avant la semaine suivante, chez les filles du Diner qu'ils venaient attendre à la fin de leur boulot. Chez qui voulait bien d'eux quand le soleil se levait, en fait.
Finalement, Miami dut prendre sa carte au syndicat du bâtiment et alla réparer les routes. Le Big Man s'est mis à s'occuper d'enfants handicapés. Garry donnait des leçons de musique. Tous travaillaient plus ou moins le jour, et ils ne pouvaient plus finir la nuit au Diner pareil qu'avant. Juste "Le Boss" qui refusait de "trahir" en prenant un boulot qui ne soit pas de la guitare et qui traînait encore de club en club avant d'échouer au Diner sur le coup de quatre heures.

POURBOIRE

C'est vers 75, après son troisième album, que les gens ont commencé à venir à Asbury Park chercher un carrefour qui ne s'y trouve pas et que les cartes postales ont commencé à se vendre. C'est vers cette époque-là aussi qu'on a commencé à voir des journalistes qui venaient se faire raconter l'histoire , chercher des cassettes de Steel Mill ou des photos d'eux avec leurs cheveux longs. A Asbury Park, New Jersey, zone sinistrée en 71.
Pour être bien, aujourd'hui, il faudrait classer le coin monument historique. Ça compenserait. Ça effacerait la tache. On pourrait recommencer à se souvenir de ce qu'il y avait avant. Le "Casino", le "Circuit", les grands hôtels. Peut-être qu'ils répareraient l'enseigne. Peut-être même que le Dancing rouvrirait. Tandis que là, à Asbury Park, ils vendent du souvenir et pourtant il y a plein de choses qu'ils essayent tant bien que mal d'oublier. Brûle, bébé brûle.
Tant qu'à vivre grâce à une carte postale, autant s'y mettre vraiment. Monument historique. Au bon souvenir d'Asbury Park, N.J. Ça aiderait à se rappeler. Plus de quoi avoir honte. Simplement, même s'il est un peu tard, et qu'ils s'en foutent sans doute, cette fois, faudrait laisser les Noirs entrer dans le musée.
Si un jour ça se fait, s'ils mettent sa statue au milieu du gazon devant le Convention Hall , lui, il viendra sans doute plus. En attendant, il revient de temps en temps, quand il n'est pas en tournée et tout ça. Encore l'autre soir, on l'a vu arriver au Diner vers les mêmes heures que dans le temps avec quelques autres de la même clique. Ils avaient joué au Stone Pony, la boîte de La Bamba, et ils étaient là à beugler comme avant.
Quinze ans plus tard, lui, il a fait du chemin. Sous doute pour ça que ça lui plaît qu'au Diner tout soit à la même place. Je suis aller prendre la commande et on a un peu parlé. Un truc bien avec lui, le succès l'a pas changé. Sauf peut-être qu'aujourd'hui, il laisse de gros pourboires pour rattraper tous ceux qu'il laissait pas dans le temps, et qu'il sait où dormir. On a parlé. On a parlé du bon vieux temps. On a échangé de bons souvenirs d'Asbury Park, New Jersey.

Merci à Marc !

 
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