Il nous a abordés comme si c'était à un coin de rue qu'on se rencontrait : "Vous m'avez vu dans le journal ?" il crie comme ça, tout content.
Le L.A. Times lui avait consacré toute sa Calendar Section du dimanche, et le Grand Pontife Hilburn en avait tartiné trois pages bien pédantes sur Bruce. Oui, on avait lu. On savait tout sur lui ; on savait que le "boss is back", comme le clament les T. shirts publicitaires. On savait tout sauf qu'il allait nous tuer comme ça ce soir. Badlands et Tenth Avenue Freeze Out, il va faire ça avec un aplomb absolument sans appel ; on en a les jambes molles tant ce foutu E Street Band joue bien, pompe ce Rock'n'roll dans l'énorme salle comme un gros cœur en surmultipliée. Clarence Clemons est resplendissant dans son costard vermillon ; je vous chie pas : un trois pièces VERMILLON, cinq mètres carrés de tissu pour draper sa grandeur plus que nature. Bruce et lui offrent deux pôles kinétiques tout le long du concert, bien exploités par l'éclairage et le jeu de scène, contraste que dix bouquins sur les rapports du musicien blanc vis-à-vis du noir, du big Spade, ne pourraient même pas approcher.
Tennessee Williams, Mezzrow, rien de tout ça n'éclaire autant que de voir ces deux zèbres sur scène. Quand ils restent sur scène ; parce que souvent ils sont dans le public à batifoler, à se rouler dans la foule, à se laisser porter par la mer des paumes qui veulent les toucher (enfin non, personne cherche à porter Clarence Clemons...) Jamais je n'ai vu un type se nourrir autant du public et de ses réactions. Jamais je n'ai vu un type donner et RECEVOIR autant de ses fans. On a l'impression qu'il vient nous trouver pour une recharge. Et lui-même comme dynamo se pose un peu là. Le simple fait qu'il tienne le coup à ce degré d'intensité et à ce rythme-là relève déjà du miracle ; ce type est un putain d'athlète du rock'n'roll. Jamais présence aussi PHYSIQUE n'avait rempli l'espace du Forum de cette façon ; tous les gros veinards qui ont pu voir le concert du Roxy qu'il donna deux jours après peuvent frimer et se rengorger autant qu'ils veulent (il est jaloux !!!) et prétendre que c'était encore plus fabuleux, je maintiens que faire ce qu'il fait au FORUM est plus incroyable et plus exceptionnel ; c'était comme s'il était là dans le living-room ; le degré d'intimité était incroyable ; tous ses apartés portaient. Et les histoires qu'il raconte tiennent plus d'un acteur que d'un simple amuseur. Il est là devant vous, quatre-vingts kilos de chair et d'os et trois tonnes de sincérité, et je défie QUICONQUE de mettre ça en doute ou de rigoler (même le gros malin mal éclairé que j'étais il y a seulement un mois). Quand il fait Greetings From Asbury Park, il annonce : "C'est quelque chose que j'aime bien entendre sur l'album de Greg Kihn." "I came for you / I came for you…" qu'il chante, et on n'en doute pas une seule minute.
"VOUS ÊTES PRETS POUR LE DEUXIEME ROUND ?" hurle Springsteen après s'être arrêté seulement quinze minutes à l'entracte. Et comment qu'on est prêt. Mais quand même pas pour ce qui va suivre. La place et les forces manquent pour décrire le délire qui vous prend alors que l'autre flippé vous allonge "Adam Raised A Cain", "The Night Brigade", "Streets Of Fire" et tout ça. Un des plus grands moments, c'est quand il fait "Fire", qui est je crois une des vingt chansons enregistrées pour "Darkness" et qui verra peut-être le jour plus tard ("Y'aura sans doute un pirate sous peu", plaisantera t-il avec nous à San Diego). "Fire" est une chanson quasi rockabilly ; Springsteen prend des poses archétypales ; de loin c'est Cochran, ses jambes en X et ses allures de désossé ; des fois il rappelle l'intensité possédée d'un Kevin Coyne. "She's The One" est l'occasion pour lui et le groupe de se lancer dans une pyrotechnie effarante ; ça commence sur un jungle-beat genre "Mona", un Bo Diddley beat estampillé, martelé jusqu'aux deuxièmes phalanges. A San Diego, Bruce se laissera aller et divaguera dans un "Not Fade Away" absolument magique. (Après le concert, aux journalistes : "C'est la première fois qu'on fait "Not Fade Away", mais, bon, je suis allé voir The Buddy Holly Story trois fois de suite. Et puis Gary Bussey est dans la salle." Bussey était dans notre bus aussi, de retour d'une tournée avec Willy Nelson. Il a joué avec Bruce dans sa chambre d'hôtel et dans un club de la côte, et c'est le grand amour entre ce fils de l'Oklahoma et le Grand Rital. Sur scène, Springsteen raconte comment le film l'a aidé à percevoir Holly : "Je m'étais jamais imaginé Buddy Holly en train de bouger ; pour moi, il était toujours comme ça, à partir de la taille." Et il prend une pose figée. A San Diego la salle est deux fois plus petite, mais l'impression est la même ; le son est bien moins bon, la foule est cinglée, les mômes se lancent à l'assaut de la scène, mais en rigolant, pas méchamment. Et Bruce veille au grain ; à un moment il plonge dans la foule pour séparer un videur et un excité ; il fait passer l'excité dans les coulisses pour lui éviter des ennuis ; tout ça très cool, sans démagogie, sans pour cela se mettre les videurs à dos. Mais quand il prend son bain de foule au cours de "All Night", un des videurs comprend plus et court après en lui gueulant : "Eh, vous, revenez sur la scène !!!" Springsteen raconte ça après tout à fait ravi. Tout comme après le premier pétard il dit tranquillement : "Eh, c'est MA soirée, je veux que personne soit blessé. Pas de pétards." Il dit ça posément, mais personne ne bronche, et les excités de la poudre à canon rentrent leur arsenal. Springsteen : "Moi je joue tous les soirs ; des fois je suis fatigué, des fois ça tourne mal ; mais ça devrait jamais. Le type qui achète un billet, c'est SA soirée ; le billet est cher, c'est beaucoup d'argent. Alors je veux faire en sorte que le type ait un endroit où s'asseoir, qu'il ne se fasse pas taper sur la gueule et qu'il ne se fasse pas défigurer par un pétard." L'entrevue avec l'homme se passe - de façon assez appropriée - dans un vestiaire, sous une lumière de commissariat de police. Bruce s'amène dans un autre costard étriqué avec les biceps qui bougent en dessous. Maintenant je comprends pourquoi les filles le trouvent sexy. Il a vraiment tout, Al Pacino, De Niro, Brando… James Dean. Tous des gens qu'il admire, d'ailleurs. "Comme tout le monde" ajoute-t-il. Il s'amène avec  l'Est d'Eden de Steinbeck sous le bras. On lui demande s'il a un peu adapté son show à la foule de ce soir. "On a jamais joué San Diego. Mais on y retournera ! Les gens étaient, uh, DINGUES ! Dans ces cas-là je fais un peu gaffe à ce que je fais ou à ce que je dis, pour rien provoquer d'incontrôlable. Je veux pas que quelqu'un se fasse mal à un de mes concerts. Mais, wow, d'habitude les gens essaient de grimper sur scène et je leur dis : "Bravo, t'as gagné, maintenant pose-toi là et écoute". Et c'est généralement ce qu'ils font ! Mais en Californie, ce coup-là… L'autre soir, ces trois TRES JEUNES filles se précipitent sur moi pour m'embrasser... et... je... moi je trouve ça sympa... Mais là j'ai cette fille qui a à peine quinze ans sur moi et j'ai sa langue dans la bouche et elle la fourre aussi loin qu'elle pourra jamais aller... hum... J'étais un peu... ESTOMAQUE." Holly, c'est une influence importante ? "J'étais trop jeune pour connaître la première vague, tout ce rockabilly qui est ce que j'écoute maintenant le plus. Moi, c'était plutôt les Stones, Tamla, Stax, Dylan... C'est après que j'ai remonté le courant. Mais je me souviens de la fois où j'ai vu Elvis sur l'Ed Sullivan Show ; ma mère regardait la télé dans la cuisine, et j'ai vu ça. Ça m'a donné envie de PORTER une guitare. Pas encore d'en jouer, mais d'en avoir une." Vous faites deux-trois accords à la Duane Eddy aussi dans le show... "Ouais, Duane Eddy et Dick Dale... Mais sur la côte Est on trouve pas facilement les disques... surtout des compilations de disques instrumentaux, surf et tout ça... Le truc de Duane Eddy, c'est la musique du film "Because They're Young". Et Dion aussi. Dion était super. Steve (Miami Steve Van Zandt, le guitariste) a travaillé avec son groupe. Dion était toujours bon. Il avait un sax magnifique. Il avait tout." Contrairement à ce que nous laissaient entendre les avertissement des gens du service de publicité, il parle volontiers de son procès avec Mike Appel. Il prend un air songeur, comme quand on ouvre une vieille blessure devenue presque chère. "Mike et moi on était très proche l'un de l'autre, très amis. On faisait des rêves ensemble ; moi j'allais être Elvis, et lui le Colonel. Seulement voilà, il était pas le colonel et moi j'étais pas Elvis. Ça a commencé à craquer quand j'ai voulu avoir un peu de contrôle sur ma vie ; mais je vais pas vous dire que c'était pas aussi à propos d'argent." (sourire de loup). S'il a effectivement enregistré près de trente nouvelles chansons, pourquoi ne pas avoir sorti un double-album ? Et un en public ? "J'ai pensé que les chansons de Darkness suffisaient. Elles ont plus d'impact que noyées au milieu d'un double-album. Quant au disque live, il y en aura sans doute un, un jour. En attendant, ça fait le bonheur des bootleggers. Non, ça ne me gène pas du tout ; je ne crois pas que les gens qui sortent les pirates se fassent beaucoup d'argent. Ce sont surtout des fans un peu trop zélés ; il y en a qui m'écrivent pour m'expliquer : "Eh, Bruce, on pouvait pas faire autrement..." (rires) Je lui pose la question qui me brûle les lèvres depuis longtemps : celle sur le cinéma. Pendant le show je n'arrêtais pas de voir défiler des films... "Oh, je suis un cinglé du cinoche, un vrai branque. Récemment j'ai vu plein de films de John Ford, "Les Raisins de la Colère", j'ai pris une claque, et puis "The Searchers", "Les Deux Cavaliers", tout ça. Et ce qui m'intéresse c'est de voir comment il travaille toujours sur les mêmes thèmes, avec les mêmes situation ; mais il fait des variantes, il polit et repolit... Et je me suis aperçu que c'était ce que j'avais fait avec le nouveau disque ; c'est "Born To Run", mais autrement. Et finalement, c'est ce que je veux continuer à faire avec mes chansons. Mais je vais beaucoup dans les Drive-in. Vous avez pas ça en France ? Vous avez pas de drive-in en France ? (Il est complètement incrédule). Man, ça alors c'est BIZARRE ! Avant la tournée, chez moi je prenais la camionnette, et derrière j'avais un SOFA, de la bière et tout ce qu'il fallait. Ils jouaient "Five Easy Pieces" et "Eat My Dust" ! Les gens ont hué "Five Easy Pieces", moi ça me faisait un peu chier parce que j'aime bien le film. Par contre ils ont gobé "Eat My Dust", extatiques ils étaient ! Moi aussi, remarquez, j'ai bien aimé ! J'aime bien ce genre de trucs où on prend parti pour le mec et tout ça..."
C'est ça que vous cherchez, en jouant devant tous ces gens ? (Ça c'est une question que je n'ai pas posée mais qui s'impose maintenant.)
A la sortie, je le coince pour lui demander un autographe ; Bruce a le don de faire ressortir la groupie chez pas mal de gens, et je n'en rougis pas plus que je ne devrais. Ironiquement, il écrit dans sa dédicace : "Merci d'avoir fait le grand détour." Il veut sans doute dire merci d'avoir fait toute cette route jusqu'à San Diego pour voir le concert. En fait, c'est un tout autre détour que j'ai fait depuis une semaine vis-à-vis de Bruce Springsteen... Merci à Wild Heart, Claudine, Chris64 et TiesThatBind! |