Bruce Springsteen - Politique de l'auteur (portrait)

09-07-1997 Les Inrockuptibles par Serge Kaganski

springsteen Où l'on essaiera de montrer que, par-delà certains clichés tenaces liés à son image, Springsteen est avant tout un grand songwriter. Parcours spéléologique à travers l'oeuvre et plongée dans le minerai des textes, à la recherche des plus belles pépites.

Ceux qui n'ont jamais pu supporter Springsteen ne retiennent chez lui que ses défauts les plus visibles pour les grossir et les caricaturer : rien de plus normal. Plus troublant, beaucoup de fans vouent un culte à Springsteen pour des raisons sinon mauvaises, en tout cas superficielles. Ainsi, on l'adule pour ses shows-marathons, pour la sueur qu'il verse, parce qu'il en donne au client pour son argent ; on aime sa simplicité bonnasse, sa fidélité sans faille au bon vieux rock'n'roll, son sens de la fête ; on le vénère pour ses valeurs, parce qu'il sait regonfler son auditeur et lui donner l'énergie de reprendre son existence grisâtre... Le bon public aime la statue du rock'n'roll, l'icône américaine ("Springsteen ? Un James Stewart qui aurait le physique et les manières frustes de Mitchum"). Tout cela n'est pas entièrement faux, mais on semble oublier qu'au moins la moitié de la discographie springsteenienne est placée sous le signe de la mélancolie, voire de la dépression la plus noire. Derrière le bon vieux rock'n'roll, le good clean fun, les concerts phénoménaux ou l'ambiguïté patriotique véhiculée par Born in the USA ­ et sans doute entretenue par son entourage publicitaire ­, on omet trop souvent l'essentiel. Avant d'être un rocker à bandana, Springsteen est surtout un songwriter d'exception : un talent pour les textes évocateurs, une obstination à peaufiner éternellement son outil, une faculté à travailler les images et les mythes américains en y insufflant sa propre vision comme le ferait un bon cinéaste de genre, l'obsession magnifique de raconter une seule et grande histoire d'un album à l'autre. Des qualités passionnantes, qui font l'essence de l'art de Springsteen.

Revisiter un par un les disques de Springsteen, c'est revoir un très long film segmenté en plusieurs mouvements, nourri d'une somme d'influences musicales, littéraires et cinématographiques. Un long fleuve fictionnel qui finit par dessiner, entre les lignes et les images, le portrait le plus fidèle qui soit de son auteur.

Au début du film, c'est un Springsteen dylanien que l'on découvre. Le look beat avec barbiche et chevelure chiffonnée, la campagne promotionnelle qui parle de "nouveau Dylan" et, surtout, les textes des deux premiers albums font immanquablement songer au poète angelot d'Hibbings. Greetings from Asbury Park et The Wild, the innocent and the E Street shuffle clignotent d'instantanés urbains et suburbains, conjurent toute une imagerie liée aux samedis soir banlieusards et à l'atmosphère particulière du boardwalk. Littérairement, Springsteen fait feu de tout bois, lâche tout ce qui lui passe par la tête. Les chansons de ses deux premiers albums ne sont pas encore précisément cadrées, son stylo déverse une logorrhée impressionnante, une exubérance sans limite qui aurait gagné à être canalisée, tout un empilement d'images et de métaphores qui évoquent le style prophétique et harangueur de Like a rolling stone. Signe de cette imagerie chargée, les noms des personnages : on croise ainsi des Early-Pearly, des Crazey Janey, des Wild Billy, des Hazy Davy et autres Spanish Johnny... Les héros de Springsteen ont son âge, la vingtaine, comme lui ils rêvent de romance, d'action, de virées en bagnole et de soirées réussies, prenant souvent comme modèles des héros de juke-box ou de celluloïd. Les chansons sont plutôt longues, les textes touffus, leur auteur ne résiste pas aux bons mots, donne la priorité aux formules brillantes et aux acrobaties rhétoriques plutôt qu'à la narration ­ le début de Blinded by the light par exemple : "Madman drummers bummers and Indians in the summer with a teenage diplomat/In the dumps with the mumps as the adolescent pumps his way into his hat", ou encore celui de It's hard to be a saint in the city : "I had skin like leather and the diamond hard look of a cobra/I was born blue and weathered but I burst just like a supernova/I could walk like Brando right into the sun then dance just like a Casanova", etc.

Sur The Wild, the innocent and the E Street shuffle, Springsteen met légèrement le frein sur le Lego gratuit des mots et améliore ses scénarios, comme le prouvent des chansons un peu plus ramassées telles qu'Asbury Park, 4th of July ­ son émouvante ballade d'adieu au boardwalk ­ ou Rosalita, sorte de remake rock de Roméo et Juliette. Cette dernière chanson est enchâssée entre deux histoires opératiques situées à New York : Incident on 52nd Street, qui met en scène le Spanish Johnny, adolescent latino partagé entre l'amour d'une pute et ses dettes envers les gangs ; et New York City serenade, chronique de ploucs banlieusards qui apprennent à apprivoiser la ville, ses codes et ses attitudes. Musicalement, ces deux albums sont mal produits, hétéroclites, mais leur mélange curieux de folk, de soul et de lyrisme au long cours évoque furieusement Van Morrison. Si ces deux disques étaient un film, ce serait un beach movie, ou une comédie musicale imparfaite, ou encore West Side story de Robert Wise, pour ses archétypes pas encore bien dégrossis et ses artifices revendiqués.

Suite à cette entrée en matière en deux temps, Born to run claque comme un coup de tonnerre aussi imprévisible que si Aimé Jacquet se transformait d'une saison l'autre en Fabio Capello. Comme le remarquait justement Greil Marcus à l'époque, ni Greetings ni The Wild ne laissaient présager un tel triomphe artistique. On reprend les mêmes lieux (bars, ruelles, bords de plage, boulevards à la tombée de la nuit, bagnoles et motos...), les mêmes personnages (garçons et filles en cavale, bandes en quête d'une belle portion de rêve) que dans le film précédent mais, ce coup-ci, l'image est plus nette, les plans plus fermes, la narration plus précise, les effets mieux dominés... Et comme les personnages ont vieilli de deux ans, la fureur de vivre est tempérée par la peur et l'effroi, le paysage idyllique d'un romantisme exacerbé est tailladé par les premières trahisons, cabossé par les premiers coups de boule de la réalité. L'album semble commencer au petit matin, quand le narrateur de Thunder Road vient chercher sa Mary : il est en voiture, elle danse sur la véranda de sa maison. La chanson est une longue supplique : le garçon demande à Mary de le rejoindre pour tailler la route, vivre la romance et saisir une chance de liberté avant qu'il ne soit trop tard : "Show a little faith, there's magic in the night/You ain't a beauty, but hey you're allright/Oh and that's allright with me." Dans tous les concerts, ces lignes seront reprises par le public ­ le dialogue entre le narrateur et Mary s'y dédoublera d'un dialogue entre Springsteen et ses fans. Thunder Road se poursuit par des images inoubliables : "There were ghosts in the eyes of all the boys you sent away/They haunt this dusty beach road in the skeleton frames of burned out Chevrolets/They scream your name at night in the street/Your graduation gown lies in rags at their feet/And in the lonely cool before dawn/You hear their engines roaring on/But when you get to the porch they're gone on the wind." Si ça n'est pas du grand cinoche, un morceau de bravoure narratif et lexical, je me mets à Ophélie Winter. Thunder Road se conclut sur un coup de frime plein d'espoir : "So Mary climb in/It's a town full of losers/And I'm pulling out of here to win."

Dans Born to run (la chanson), on est plutôt à la tombée de la nuit, entre chien et loup, dans cette heure magique où les garçons vont rencontrer les filles, faire vrombir les moteurs et chauffer le désir, oublier la semaine, le boulot, les parents... L'érotisme et la motorisation se rejoignent dans le même double sens : "Wendy let me in, I wanna be your friend/I want to guard your dreams and visions/Just wrap your legs round these velvet rims/And strap your hands across my engines." Ce soir, tout le monde est fin prêt pour la romance ultime, pour la virée de la dernière chance, pour accrocher un rêve de jeunesse éternelle avant que l'âge adulte ne vienne tout figer : "I want to know if your love is wild/Girl I want to know if love is real... I wanna die with you on the street tonight in an everlasting kiss... Someday girl, I don't know when, we're gonna get to that place/Where we really want to go/And we'll walk in the sun." L'échelle de Richter du romantisme est explosée. La nuit continue dans Jungleland : les banlieusards entrent dans New York, on va assister à des bagarres de gangs, le Magic Rat et sa copine aux pieds nus vont se faire courser par les Maximum Lawmen. A l'aube, le Magic Rat se fait descendre dans un tunnel d'uptown...

Malgré tous ses rêves, ses néons et sa vision adolescente échevelée, Born to run se termine dans le sang au petit matin blême. On notera aussi cette vision fugace trouant Jungleland : "Kids flash guitars just like switchblades/Hustling for the record machine/The hungry and the hunted/Explode into rock'n'roll bands." Un an avant le bouillonnement du CBGB's et du Max Kansas à New York, l'explosion des Patti Smith, Ramones, Richard Hell et Tom Verlaine, ces lignes ont valeur de prophétie pré-punk. Mais la phrase clé du disque est peut-être nichée au coeur de Backstreets, déchirante histoire de rêves salopés et de trahison entre une fille et un garçon, amants et meilleurs amis du monde : "Remember all the movies, Terry/We'd go see/Trying to learn how to walk like the heroe/We thought we had to be." Dans Born to run, il est avant tout question d'imagerie, de postures, d'apprentissage... Springsteen et ses personnages cherchent la bonne attitude, la démarche adéquate, les modèles les plus idoines pour définir leur place dans le monde, affronter la vie, lui résister et trouver un endroit habitable. Musicalement, le E Street Band est plus qu'à la hauteur, comme s'il avait fondu Spector, Dylan et Duane Eddy en une même pâte liquide et poisseuse. Springsteen chante comme un pur-sang en chaleur, feulant comme si c'était sa dernière chance ­ c'était en fait sa dernière chance. Si Born to run était un film, ce serait Les Amants de la nuit ou La Fureur de vivre de Nicholas Ray.

Après les rêves de néon, le brutal retour sur terre. On éteint les lumières du samedi soir éternel et on se retrouve dans les ténèbres et dans les marges : Darkness on the edge of town. Entre les deux disques, Springsteen a subi un procès de trois années qui l'a cloué au sol, l'empêchant d'enregistrer la moindre note de musique. Il revient ici avec la rage au ventre, un goût de sang dans la bouche. Comme lui, ses personnages ont perdu quelques illusions en percutant le monde des adultes. Les mots de Badlands ne trompent pas : "I'm caught in a crossfire that I don't understand... Honey, I want the heart, I want the soul, I want control right now... Baby, I got my facts learned real good right now... I wanna spit in the face of these badlands."

Springsteen a grandi, il a appris deux ou trois choses pas forcément plaisantes sur la vie, il revient en criant vengeance. Ses personnages ont continué de vieillir et maintenant, ils travaillent. Dans le biblique Adam raised a Cain, on apprend que "Daddy worked his whole life for nothing but the pain/Now he walks these empty rooms, looking for something to blame". Factory chronique la morne vie répétitive des hommes qui vont trimer chaque jour à l'usine. Le boardwalk et la fête foraine sont loin, les lampions sont éteints, les rêves se désintègrent au contact de la vraie vie. Racing in the streets est la chanson pivot : bien qu'elle cite les chansons de bagnole des Beach Boys ou des classiques aussi galvanisants que le Dancing in the streets de Martha & The Vandellas ou le Street fighting man des Stones, sa tonalité est élégiaque, quasiment funèbre. Springsteen y distingue deux sortes d'hommes : "Some guys they just give up living/And start dying little by little, piece by piece/Some guys come home and wash up/And go racing in the streets." La voiture est vue ici comme métaphore de survie, outil de résistance, bien que la chanson évoque l'enterrement d'un âge d'or, l'adieu à l'époque des grands défis de vitesse et à la jeunesse.

Mais si Darkness est un album sombre, obsessif, hanté par la peur d'une existence ratatinée, il n'en recèle pas moins de grosses trouées de lumière ­ The Promised land, Prove it all night ­, comme ces quelques mots d'espoir et de combat dans Badlands où Springsteen chante "For the ones who had a notion/A notion deep inside/That it ain't no sin to be glad you're alive." Musicalement, les chansons raccourcissent, le son est moins lyrique, plus dense et ramassé que précédemment. Si c'était un film, ce serait La Fièvre dans le sang ou A l'est d'Eden d'Elia Kazan.

Thématiquement, The River semble à la croisée de Born to run et de Darkness, à mi-chemin entre l'exubérance du premier et la mélancolie du second, alternant rocks enlevés et ballades hantées. Ainsi enfile-t-il un chapelet de chansons légères célébrant les vertus bonasses du rock et du fun, les valeurs éternelles de la fête et du besoin d'amour, la voiture comme source de liberté et d'amusement (Sherry darling, Two hearts, Crush on you, I'm a rocker, Ramrod, Cadillac ranch...). Mais à côté de ce Bruce qui rigole, il y a un Bruce qui flippe ­ et plutôt salement. Celui-là est hanté par le travail, le mariage, le déterminisme social qui plombe les vies à jamais. Point blank raconte ainsi la vie d'une fille ­ métaphoriquement ­ flinguée à bout portant : "I was gonna be your Romeo you were gonna be my Juliet/These days you don't wait on Romeo's, you wait on that welfare check." Dans Wreck on the highway, titre emprunté à un vieux classique country d'Ernest Tubb, le narrateur est hanté par des images de mort après avoir été témoin d'un accident sur le bord de la route ­ scène qui pourrait sortir d'un film de Lynch. Le terrifiant Stolen car est chanté du point de vue d'un homme qui a tout perdu, un spectre qui hante les rues la nuit dans une voiture volée, qui a peur d'être aspiré à jamais par les ténèbres. Et dans le freudien Independence day, Springsteen solde les comptes avec son père, sans acrimonie mais sans concession non plus : "Well Papa go to bed now, it's getting late/Nothing we can say can change anything now."

Contrairement aux apparences, Independence day ne célèbre pas les feux d'artifice du 4-Juillet ou un nouveau triomphe de l'Amérique. Evidemment, il faudrait passer ces élégies en boucle à tous les sourds qui tiennent Springsteen pour un joyeux nigaud ringard, un Américain optimiste au patriotisme béat. Et puis il faut écouter The River ­ la chanson ­ pour mesurer à quel point l'écriture de Springsteen s'est épurée. Désormais, il peut transmettre en trois lignes ce qui lui prenait un paragraphe auparavant. Dans cette histoire d'un couple détruit par le travail, le chômage, la vie de famille et les promesses trahies, Springsteen atteint un classicisme idéal, une forme de dépouillement narratif absolu : "Then I got Mary pregnant/And man, that was all she wrote/And for my 19th birthday I got a union card and a wedding coat." Tout le basculement d'une vie en deux lignes elliptiques. On aura noté que la fille s'appelle Mary : le couple de The River est peut-être bien celui de Thunder Road, cinq ans et quelques désillusions plus tard. Musicalement, les chansons ont encore raccourci, adoptent la structure conventionnelle couplet/refrain. Le E Street Band s'est lui aussi affiné, perdant en lyrisme urbain ce qu'il gagne en concision pastorale. Si c'était un film ­ et The River est un long film, qu'il faut aussi considérer dans sa globalité, avec ses changements de rythme, sa construction et son montage ­, ce serait Les Raisins de la colère (déjà) ou Qu'elle était verte ma vallée de John Ford.

Avec Nebraska, Springsteen prend tout le monde à revers. Le disque sort alors que personne ne l'attendait et il s'y montre quasiment à poil, simplement accompagné de sa guitare, d'un harmonica et d'un magnéto de cuisine. Ce dénuement permet aux chansons d'occuper tout l'espace. Et quelles chansons ! Depuis Jim Thompson, on a rarement entendu vision de l'Amérique plus noire, plus désespérée. Que des histoires de serial-killers, de chômeurs rendus dingues par l'inactivité, de procès criminels (ici, ce sont les chaises qui sont électriques, à défaut des guitares), de types errant sans but sur les freeways... Springsteen narre, ne juge pas, ne donne pas de leçon de morale.

Le tueur de Nebraska raconte ainsi son procès à la fin de la chanson : "They declared me unfit to live, said into that great void my soul'd be hurled/ They wanted to know why I did what I did/Well sir I guess there's just meanness in this world." Le "héros" de Johnny 99 se retrouve en prison à vie pour avoir buté un veilleur de nuit un soir de beuverie et de désespoir. Johnny 99 plaide coupable mais énonce les motifs de son geste : "Now judge I got debts no honest man could pay/The bank was holding my mortgage and they was takin' my house away/Now I aint sayin' that makes me an innocent man/But it was more and all this that put that gun in my hand." Par honte ou fierté, Johnny refuse la prison à vie et réclame la solution la plus radicale : "Well your honor I do believe I'd be better off dead... Let them shave off my hair and put me on that killing line." Dans Highway patrolman, un flic de la route rumine, pense au passé, à toutes ses années heureuses avec son frère ; ce soir, il doit arrêter le frangin pour des conneries ; après avoir soupesé le dilemme cornélien, il le laisse filer. Cette chanson-là est vraiment devenue un film : le beau Indian runner de Sean Penn. Open all night et State trooper se terminent sur la même prière désespérée, celle que des conducteurs solitaires adressent à leur autoradio : "Deliver me from nowhere." Ce qui résume l'impasse existentielle de tout l'album. Après avoir rêvé, aimé, travaillé, s'être mariés, les personnages de Springsteen sont en train d'aller droit dans le mur.

Pourtant, il y a toujours des raisons d'espérer : l'album se clôt sur la légère note d'optimisme de Reason to believe. Springsteen y égrène quelques tristes faits divers : un chien mort écrasé, un couple en rupture, un bébé tué, un marié qui attend sa future femme qui ne vient pas... Mais chaque couplet est conclu par un refrain d'étonnement soufflé sur un rythme ferroviaire : "At the end of every hard earned day, people find some reason to believe." Maigre consolation, espoir ténu, mais quand même : après avoir labouré les champs d'horreur, Springsteen préfère nous laisser sur l'idée que l'instinct de survie triomphe quand même. Si c'était un film, ce serait Badlands de Terence Malick, Les Tueurs de la lune de miel de Leonard Kastle, Wanda de Barbara Loden ou Henry, portrait d'un serial-killer de John McNaughton.

Avec Born in the USA, on reste un peu dans la zone dépressionnaire de Nebraska, mais on entrevoit des éclaircies, on relève la tête. La chanson titre devait d'ailleurs figurer sur l'album rouge et noir, mais Springsteen et Landau avaient estimé qu'elle ne collait pas avec l'ensemble. Electrifié, Born in the USA est devenu un hymne martial pour stade de foot ­ contresens musical puisque le texte ne parle que de colère, de frustration et de déception vis-à-vis de l'Amérique et de ses décisionnaires invisibles. Dans la veine nébraskienne dévastée, on rangera aussi Downbound train et surtout le poignant My hometown, chanson cousine de The River sur une ville flinguée par la fermeture de son usine, désastre qui rend délicate la transmission entre un père et son fiston. My hometown, c'est Freehold et Asbury Park, mais son actualité n'en finit pas de se réverbérer, de Mamers à Vilvorde.

Dans la seconde partie de l'album, Springsteen nous présente un visage plus joyeux, mais empreint de nostalgie et d'une pointe de mélancolie : No surrender, Bobby Jean ou Glory days ne cachent pas leur part autobiographique. Il y met en scène des personnages fictifs, comme d'habitude, mais on sait qu'il parle aussi directement de lui et de ses potes ; ces chansons sonnent alors comme le début des adieux au E Street Band, à la jeunesse et à une certaine forme de camaraderie. Miami Steve Van Zandt quitte la bande et, malgré la volonté de jouer les prolongations, Bruce sent bien que se profile la fin d'une époque, qu'il va bien falloir assumer son âge. C'est bien ce que laissent entendre les paroles de Dancing in the dark, son hit-single le plus curieux. Tout le monde a dansé au moins une fois en 84 sur cette pop-song a priori inoffensive, peu de monde a vraiment écouté un texte où Springsteen ne se fait pas de cadeau : "I get up in the evening/And I ain't got nothing to say/I ain't nothing but tired/Man, I'm just tired and bored with myself." Et plus loin : "I check my look in the mirror/I wanna change my clothes, my hair, my face." Et le coup de grâce : "You sit around getting older/There's a joke here somewhere and it's on me/I'll shake this world off my shoulders/Come on baby the laugh's on me." Au milieu de tout le binaire musclé d'un disque millionnaire, Springsteen avoue qu'il en a marre de lui-même et sent qu'il est prêt pour le changement. Dernière question sur cet album, sa pochette : Bruce est-il oui ou non en train de pisser sur le drapeau ? Réponse à l'appréciation de chacun. Si Born in the USA était un film, ce serait Voyage au bout de l'enfer de Michael Cimino ou Blue collar de Paul Schrader.

On peut passer rapidement sur le Live 75-85, si ce n'est pour signaler un bel inédit, Jersey girl. L'histoire banale d'un gars qui vient chercher sa copine un vendredi soir après le turbin. La fille se prépare, met son môme chez une amie (elle est mère célibataire) et le mec l'emmène sur la côte du New Jersey où ils vont à la fête foraine et essaient toutes les attractions. Le mec est heureux : avec sa Jersey girl, dans l'air doux du rivage et du week-end, tout va bien et rien ne peut les atteindre. Cette épiphanie à la fois belle et dérisoire, ce parangon d'imagerie springsteenienne a été écrit par... Tom Waits. Le Live referme une époque : si c'était un "film", ce serait La Séquence du spectateur.

Les changements annoncés dans Dancing in the dark se matérialisent sous la forme de Tunnel of love. Springsteen a fini par se marier, sa vie change radicalement d'orientation, sa musique et ses textes aussi. Le E Street Band est éparpillé et Tunnel of love est quasiment un album solo. Solitude nécessaire puisque Springsteen explore ici tous les aspects du couple et du mariage. Mais tel John T. Chance, le shérif de Rio Bravo, Bruce Springsteen est moins à l'aise avec les femmes que dans un contexte de camaraderie masculine. Sur Tunnel of love, Two faces ou Brilliant disguise, il fait ce qu'il peut, mais rien à faire, ses métaphores sentimentales ne sont pas extrêmement passionnantes. Springsteen écrit amoureusement sur les masses laborieuses mais laborieusement sur les questions amoureuses, c'est là tout son problème. Le plus beau texte de l'album est sans doute Walk like a man, parce qu'on y retrouve un de ses thèmes de prédilection, la filiation : un homme s'adresse mentalement à son père et se remémore toutes les étapes de leur vie en commun, essayant d'y retrouver des repères pour remettre un peu d'ordre dans son bordel présent ­ "Well so much has happened to me/That I don't understand/All I can think of is being 5 years old following behind you at the beach/Tracing your footprints in the sand/Trying to walk like a man." Les amants fiévreux de Born to run ont pris douze ans : fini les sprints érotiques, les rushes de désir, la jouissance du seul instant présent ; il s'agit désormais d'apprivoiser la course de fond, la relation au long cours. Musicalement, l'album est honorable, essayant de trouver une voie pop et mélodique plus accordée aux thèmes explorés. Si c'était un film, peut-être Sur la route de Madison de Clint Eastwood, ou Falling in love d'Ulu Grosbard ­ ou, pourquoi pas, exception culturelle, L'Enfer de Chabrol.

On accélérera encore un coup en passant devant Human touch et Lucky town, albums peu inspirés, joués par des requins de studio qu'on aurait pensé ne jamais entendre dans les parages de notre homme. On en a cauchemardé, Springsteen l'a fait : du rock NRJ qui sonne comme une mauvaise parodie de lui-même. Springsteen a divorcé, s'est recasé avec Patti Scialfa, lui a fait un môme : tous ces mouvements privés ont peut-être brouillé ses repères artistiques. Le plus intéressant dans ce faux double album, c'est la façon dont il essaie de redéfinir la masculinité. Dans Man's job, Springsteen avance que, loin des concours de muscles ou de vitesse que sa geste a pu parfois suggérer, le comble de l'accomplissement masculin et de la maturité est de savoir aimer une femme. Assertion confirmée avec humour dans Real man, réponse discrète au tintamarre soulevé par Born in the USA : "Took my baby to a picture show/Found a seat in the back row/Sound came up, lights went down/Rambo he was blowin' them down/I don't need no gun in my fist baby/All I need is your sweet kiss to get me feelin' like a real man." N'empêche, si c'était un film, ce serait du Alan Parker ou du Adrian Lyne, mauvais et clinquant.

Avec The Ghost of Tom Joad, le film touche momentanément à sa fin. Tom Joad, c'est un peu Nebraska en stéréo, transposé en Arizona. En prenant comme boussole de départ Les Raisins de la colère de Ford, en enrichissant ses sources avec des livres et des articles du LA Times, Springsteen raconte divers destins en germe, ceux de pauvres âmes oubliées sous le soleil aveuglant de l'Ouest américain. Un type sorti de prison (et d'un roman d'Eddie Bunker) qui n'arrive pas à réintégrer la société ; un couple qui foire un casse minable ; des frangins mexicains qui viennent se faire exploiter dans un laboratoire de drogue clandestin en Californie ; des pêcheurs vietnamiens établis sur la côte texane, qui se font violemment rejeter quand la concurrence devient trop forte dans le business du poiscaille (souvenirs d'Alamo Bay) ; le flic de la frontière qui doit surveiller l'immigration clandestine alors que ses amis sont latinos... Si les histoires ne sont pas toutes neuves, la façon de les raconter est un modèle. Springsteen domine complètement son outil, remplit ses histoires d'une foule de détails et de lieux précis qui rendent chaque chanson vivante, lisible et visible. Il est devenu maître dans l'art de l'allusion, de la suggestion, du hors-champ ­ voir la fin elliptique de Highway 29, ou le crime raciste qui n'a finalement pas lieu dans Galveston Bay. On citera juste quelques lignes de la chanson The Ghost of Tom Joad, qui referment une sorte de boucle avec Born to run : "Well the highway is alive tonight/But nobody's kiddin' nobody about where it goes." L'autoroute est bondée, comme au temps de Born to run, mais aujourd'hui, plus personne ne se fait d'illusions sur ce qui nous attend au bout. Si c'était un film, Les Raisins de la colère bien sûr, mais aussi Alamo Bay de Louis Malle, Straight time d'Ulu Grosbard, Harlan county, USA de Barbara Kopple, etc.

Héritier d'une longue tradition américaine, qui remonte à Dylan ou Woody Guthrie, mais aussi plus inconsciemment à Walt Whitman et Waldo Emerson, à Jefferson, Madison et Lincoln, Springsteen a développé une oeuvre qui prend ses racines dans les fondations de la démocratie américaine, se ressourçant éternellement à l'idée républicaine originelle des pères fondateurs : celle d'un pays d'abondance et de liberté ­ mais pour tous, sans distinction. Evidemment, l'Amérique réelle a rarement ressemblé à cette Amérique idéale. Springsteen, lui, a toujours chanté la beauté du rêve américain, tout au moins de son idée, la nécessité d'une carotte après laquelle on court et qui aide, vaille que vaille, à construire une vie. Mais il n'a jamais caché le sale côté pile de la pièce, il a aussi toujours chanté les obstacles de la course, le caractère illusoire du rêve, l'inaccessibilité fondamentale de la carotte. C'est cette tension jamais résolue qui fait avancer son film, qui continue à le faire écrire et chanter, qui nous pousse tous à continuer de vivre.

Le rêve américain, quelles que soient ses mille incarnations possibles, est peut-être une faribole, mais tout le monde a besoin de ce genre de mirage pour oublier l'absurdité de la condition humaine. A sa façon simple, autodidacte, narrative plutôt que théorisée, Springsteen n'a jamais dit autre chose. Et en rappelant souvent que la vie (ou l'Amérique) est en deçà de ce qu'on est en droit d'attendre, il aide paradoxalement à transcender cette déception.

 
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