Critique de The River

00-12-1980 Rock & Folk par François Gorin

L'attente. Juste 6 mois de moins qu'entre BORN TO RUN et DARKNESS. Mais sur cet intervalle, un sacré laps à nous faire languir, pauvres assoiffés épiant le moindre signe , subodorant des tactiques obscures ( et l'album live attendu n'est pas venu, malgré la prolifération des bootlegs ). Il se fout du monde… Non il a tous les droits… Controverses de frustration. Et l'autre le héros qui s'échinait comme un damné à nous pondre le monument rock du siècle, au moins de l'année. N'aime pas trop les studios, pourtant : " Vous êtes là à vous creuser pour trouver le meilleur son possible pour tel instrument ou telle chanson… et souvent c'est à se taper la tête contre les murs ". Un autre genre d'énergie, alors qu'il est patent que Bruce et sa bande sont au maximum sur une scène, là où tout éclate en pure jouissance. Ce type totalement offert, ce brave chantre des rues est aussi un perfectionniste maniaque. Le genre de faux paradoxe qu'on n'essaiera pas d'approfondir ; ça peut fort bien relever du souci obsessionnel de ne livrer au public que le meilleur de lui-même ; ça peut être de l'ambition. Et l'attente aurait été calculée ? De façon à ce qu'on prenne n'importe quelle pondaison du boss comme une bénédiction ? A voir. Et penser aux risques : drapé de sensationnel et guetté tel le soleil levant, le nouveau Springsteen ne pouvait être qu'une déception.
C'est évidemment tout le contraire. L'attente effacée. La rivière était là, je suis allé à la rivière. Dans des conditions qui bientôt hisseront le rokkritik au rang d'espion atomique (cassette unique, un brin charcutée pour saboter d'éventuels piratages, on n'est jamais trop prudent ), en des horaires peu springsteeniens…
Lavé par avance de tout soupçon, blanc de toute arrière-pensée, délesté de la pesanteur des expectations, à la rivière je suis allé, et dans la rivière j'ai plongé.

Face 1

" The ties that bind " Comme si on n'avait jamais attendu, et déjà entendu, mais pas pareil. Un choc d'entrée à la BADLANDS, le même style " struggle ", contre une adversité sans nom. Un de ces morceaux écumés sur scène depuis 78 ; il y en aura quelques autres tout du long. Mais ce drumming énorme (frappe de Max Weinberg !) Ces guitares sonnantes ! Et cette voix DISTINCTE en peine furie ! Ce sax triomphant ! Si toutes les chaînes peuvent être brisées, d'un seul coup d'un seul, voyez plutôt la suite.
" Sherry Darling " Une autre vieille connaissance. Des cris et des claps, on s'y croirait, et une touche d'exotisme cuivré, un punch irrépressible giclant des fruits de la passion : c'est le saxo fou de Clarence, " the king of the world ", en deux super-chorus débraillés. A défaut du vrai live qui viendra bien un jour, on a la prise directe sur la furia du gang. Grand fun : " I got some beer an' the highway's free/ And i got you an' baby, you've got me "… La rythmique infernale est toujours aux commandes , fonçant déjà vers d'autres allées…
" Jackson cage ". Bon dieu ce thème à l'orgue… c'est Federici en Al Kooper speedy, absolutely 4th street, Positively sweet Mary !. Non j'irai pas plus loin dans la référence, mais c'est un fait que, quand ils n'entraînent plus, les claviers cavalent à cœur joie en contrepoint, juste comme dans … Quant à cette voix de tempête…
" Two Hearts " La voilà qui se moule, différente à chaque attaque. Ici , sur le même beat oppressant , mais plus vite , on a l'exemple même de la chanson carrée dans la stature et l'expression , une tendance forte du Springsteen 80. Et l'orchestre n'a pas faibli d'un poil.
" Independence Day " aurait dû être incluse dans DARKNESS si le thème n'était redondant de ADAM RAISED A CAIN. , la relation déchirure entre père et fils, l'adieu du jour de l'indépendance, dédiée en public à son papa. La guitare est sèche sur le tissu HAMMOND …
Ça faisait un bail depuis SANDY (une autre histoire de 4 Juillet) pas vrai ?

Pause 1

Quatre scènes d'action, une scène intense en flashes lents et plans moyens. Quatre boulets rouges et un feu longue portée. Même schéma pour la face qui va suivre. Je vous jure, faut s'accrocher. Baigné qu'on est en pleine jubilation et dans ce son de machine humaine incroyable, le E. Street Band ramassé et brillant comme il n'a jamais sonné sur disque avant. Si c'est pour mitonner pareille fête qu'on a tant tergiversé, je dis bravo.

Face 2

" Hungry heart ". Et là, c'est une parenthèse étonnante. Springsteen franchit le mur du son. J'explique : il lui fallait un hit, à Bruce, un vrai ; pas par Patti interposée, " Because the Night " ( et tant qu'à faire, " frederick "), ou le " Fire " des Pointer; un truc bien à lui , histoire de souffler les transistors. Alors un type au nom étrangement prédestiné, Clearmountain ( c'est exactement ça, une montagne claire ) lui a fricoté une voix toute arrondie sans rien perdre en puissance, et un boucan super-luxe dans le spectre spectorien, avec même des clochettes, et Flo et Eddie pour les chœurs !
Mirifique. Il l'aura son hit. " Out in the street " . N'empêche qu'on est content de retrouver LA voix, en pleine rue, à toute allure, gorgée de pêche. Pour un hymne, rien moins, la même vieille célébration des joies nocturnes. Vous savez, ces histoires de prolos qui, rentrant du boulot, se changent et s'en vont glander dans les rues et les bars, ça doit pas concerner beaucoup d'auditeurs passionnés de Bruce, moi en premier. Poète populaire ou intello du caniveau, il peut garder sa clé à molette. Et c'est ça qui le rend encore plus fascinant, ce décalage d'identification. De la magie rock and rollienne. Parce que "Out in the street", c'est vraiment trop fort. " Crush on you / You can look (but you better not touch ) . Deux d'un coup, ça aérera une face pour le moins dense. Deux d'un coup, quel dégât ! Ouh, les Stones, planquez-vous ! Deux barils de B.S contre vos six derniers ! Rentrez moi vite dans ces placards, laissez juste suinter quelques gouttes fantomatiques pour la pâture des magazines et des accros irréversibles … Ces riffs richards, sanglants, et cette slide sinueuse (Miami Steve lead) ! Aucun cynisme dans les éruptions rageuses du rocker, juste le meilleur de ses tripes, et Dirty Annie au bout du fil. Goddamm ! Depuis quand cognait t'il de vrais rocks ?
" I Wanna Marry You ", le tambour sec, l'acoustique en douceur, l'électrique en reverb ; l'orgue qui s'amène au milieu, un pont formidable garni de chœurs… Et la romance pas niaise (du Martin puissance 16), car de toute façon l'organe est là pour tout gagner. Jimmy Lovine classe Bruce dans les quatre grandes voix du rock, avec Presley, Lennon et Stewart; que je remplacerais personnellement par Dylan, et toc, voilà ma transition. " The River ". Après Dylan, Springsteen a réinventé la ballade, avec les mêmes ingrédients vieux comme le folk irlandais, et tout son art de l'émotion farouche. Quand j'ai vu " No nukes " à Manhattan, les gens applaudissaient et hurlaient à la fin de cette chanson, comme ils l'auraient fait en concert. Et c'est vrai que c'est le Grand Frisson avec le chorus de l'harmonica le plus poignant depuis… Elliott Murphy sur " Nigh Lights " ( et si cette référence ultime ne vous convient pas, je vous remets du Dylan millésimé). C'est tellement beau qu'il aurait pu aussi l'isoler sur une face, toute nue. Contrairement à ceux du Zim, ses mots ne tiennent pas sans leur support, ne prennent ampleur que dans leur interprétation ( voir la façon dont il fait sonner des lignes anodines comme " I got a job working construction for the johnstown compagny… ") Mais bon, on y trouve aussi de bien jolies sentences ( " un rêve est il mensonge s'il ne se réalise pas ? " ) , et la progression du morceau est à couper le souffle.

Pause 2

La charnière est construite avec deux pièces maîtresses. Et à mi-parcours, la rivière est loin d'être asséchée ; elle coule de plus belle, et je sais pas trop ce qui m'y enverra, soir après soir, mais ça n'a aucune importance. Suffit d'y plonger, encore.

Face 3

" Point Blank ". Ses couplets les plus terrifiants depuis la fresque barbare de " Lost in the Flood ". Le film est noir. En plein dans le mille, avec moins d'urgence, que certaine version live, mais une science de l'évocation prodigieuse : chapeau au Professor Roy BITTAN et à son piano majeur. L'histoire se finit au ralenti ( on voit nettement le corps se tordre sous l'impact ), et mal, après la nostalgie désespérée de "The River", l'issue implacable d'un destin grêle. Help ! . " Cadillac Ranch ". Le retour du swing dingo : batterie décidément en première ligne, pour un méchant boogie western industrialisé, où les guitares (le chef en tête ) font la course avec le piano sur un highway multi pistes. Le premier arrivé vient se ficher en terre à coté des autres carlingues du Cadillac Ranch à Amarillo, le Carnac amerloque ( voir la photo sur la pochette intérieure). Mais Bruce veut pas finir comme James Dean … " I'm a rocker "... ni comme Eddie ou Buddy. Et pourtant ce number là expurge à pleins tubes tous les " Not Fade Away " et autres rock medleys accumulés de côte en côte : un manifeste, au cas où on douterait, repris en leitmotiv par les chœurs. Impeccable pour le show qu'il nous mijote. Et puis ça ressemble à un défi-challenge : qui c'est qu'est un rocker ici ? ( Oh non je citerai pas de noms.)
" Fade Away " Revanche de l'orgue humide. Dites donc, pas si joviales, ces histoires. Dire qu'on a taxé " DARKNESS " du virus de la déprime ( ce qui n'est pas tout à fait faux)… Le texte est bien touchant, avec peut être un poil de machisme dans l'attitude du male rampant ; et l'intervention de Federici en dérapages contrôlés, une petite merveille. " Stolen car ". Encore les bagnoles… Ici c'est ambiance opaque et feutrée, désabusée, un peu l'antithèse de " Cadillac Ranch ", instant idéal pour souligner la diversité de la palette. Sur la longue course d'un double, Bruce a pu rouler peinard (façon de parler) dans des directions différentes, et nous prouver que tout ça marchait au quart de tour…

Pause 3

Si " Born to Run " et surtout " Darkness " étaient tracés d'un souffle ( phénoménal) " The River " élargit le champ ( les voix, les tempos ) sans pour autant s'essouffler. Alors bien sur, question thématique, c'est un autre problème. Toujours un peu les mêmes plans. Beaucoup y font à peine gaffe. Et le premier qui s'en lassera aura perdu sa terre promise.

Face 4

" Ramrod " Et c'est reparti à toute berzingue … ah oui ne pas oublier ça, très important amis du rock et de la danse : fait notable dans les annales, on peut rocker et roller sans retenue sur ce disque de Springsteen ! Au moins six ou sept fois ! Alors qu'est ce que vous attendez ? Sex-ophone et battement des mains. C'est un refrain des sixties ? Un coup de coude dans les côtes de son pote Seger ? " The price you pay ". Flash Back Darkness : le même son massif, la voix exceptionnellement doublée à l'octave ( c'était le cas sur presque tous les titres de l'album précédent ), les mots résignés, inspiration " Raisins de la colère " ( la face sombre de " Promised Land "). C'est aussi l'amorce du ralentissement… " Drive All Night ". Car on va terminer en beauté lente, la VOIX seule tenue sur un rythme monocorde, qui psalmodie les angels et les strangers jusqu'au bout de la nuit, qui se répercute, après un râle sublime du sax, en échos (Van) morissoniens. Mince, c'est un slow ! Non, une offrande love, heart and soul. Et peut être un brin longuet, mais on va quand même pas lui reprocher cette fois d'avoir vu double après avoir fait l'inverse deux ans plus tôt ( quand il avait une trentaine de morceaux en stock …) " Wreck on the highway ". Puis cette fin blafarde, embrumée, sans épilogue, sans morale, sans conclusion, c'est just right. Un accident sur l'autoroute, quoi de plus bête ? Et ces images, ce petit bonus instrumental en ultime adieu, l'homme et ses durs de charme éclipsés dans la nuit moite, quoi de plus beau ?

Pause 4

Descente nocturne de la rivière, plein d'étoiles dans ses eaux troubles. De ses quatre premières œuvres, il a ramassé des fragments et les a portés plus loin, en ajoutant de flambants neufs, en long métrage, double dose. Surmultipliée.
Et tout le monde est à genoux. Adorateurs, détracteurs, adversaires. Tous enfoncés, Brucie a renforcé sa suprématie. De plus en plus fort. Parce que c'est sur : pas mal de foutus bons disques (enfin quelques uns) sont sortis ces derniers mois, et d'autres vont sortir dans les mois qui viennent. Et voici la Rivière impétueuse qui balaie tout sur son passage, reléguant quantité d'objets modernes et pas forcément toc au rang de la broutille ou du dérisoire. Besoin de rien d'autre que cette espèce de recueil de gueulantes anachroniques ; ce fleuve de sueurs chaudes et de larmes transparentes ; qui est l'énergie vitale, peut être ou du cinéma, ou du rock and roll, ou tout en même temps. En tout cas, l'un des seuls albums doubles complètement indispensables de l'histoire de cette musique sauvage. Le premier en date, c'est Bob DYLAN qui l'avait délivré, et c'était aussi le premier du genre. Après " The River " , faudra sans doute attendre un bout de temps avant d'aller aussi haut, aussi long, aussi fort. Après lui, le déluge. A moins que le prochain Springsteen…

 
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