L'attente. Juste 6 mois de moins qu'entre BORN TO RUN et DARKNESS. Mais sur cet intervalle, un sacré laps à nous faire languir, pauvres assoiffés épiant le moindre signe , subodorant des tactiques obscures ( et l'album live attendu n'est pas venu, malgré la prolifération des bootlegs ). Il se fout du monde… Non il a tous les droits… Controverses de frustration. Et l'autre le héros qui s'échinait comme un damné à nous pondre le monument rock du siècle, au moins de l'année. N'aime pas trop les studios, pourtant : " Vous êtes là à vous creuser pour trouver le meilleur son possible pour tel instrument ou telle chanson… et souvent c'est à se taper la tête contre les murs ". Un autre genre d'énergie, alors qu'il est patent que Bruce et sa bande sont au maximum sur une scène, là où tout éclate en pure jouissance. Ce type totalement offert, ce brave chantre des rues est aussi un perfectionniste maniaque. Le genre de faux paradoxe qu'on n'essaiera pas d'approfondir ; ça peut fort bien relever du souci obsessionnel de ne livrer au public que le meilleur de lui-même ; ça peut être de l'ambition. Et l'attente aurait été calculée ? De façon à ce qu'on prenne n'importe quelle pondaison du boss comme une bénédiction ? A voir. Et penser aux risques : drapé de sensationnel et guetté tel le soleil levant, le nouveau Springsteen ne pouvait être qu'une déception. Face 1
" The ties that bind " Comme si on n'avait jamais attendu, et déjà entendu, mais pas pareil. Un choc d'entrée à la BADLANDS, le même style " struggle ", contre une adversité sans nom. Un de ces morceaux écumés sur scène depuis 78 ; il y en aura quelques autres tout du long. Mais ce drumming énorme (frappe de Max Weinberg !) Ces guitares sonnantes ! Et cette voix DISTINCTE en peine furie ! Ce sax triomphant ! Si toutes les chaînes peuvent être brisées, d'un seul coup d'un seul, voyez plutôt la suite.
Pause 1 Quatre scènes d'action, une scène intense en flashes lents et plans moyens. Quatre boulets rouges et un feu longue portée. Même schéma pour la face qui va suivre. Je vous jure, faut s'accrocher. Baigné qu'on est en pleine jubilation et dans ce son de machine humaine incroyable, le E. Street Band ramassé et brillant comme il n'a jamais sonné sur disque avant. Si c'est pour mitonner pareille fête qu'on a tant tergiversé, je dis bravo. Face 2
" Hungry heart ". Et là, c'est une parenthèse étonnante. Springsteen franchit le mur du son. J'explique : il lui fallait un hit, à Bruce, un vrai ; pas par Patti interposée, " Because the Night " ( et tant qu'à faire, " frederick "), ou le " Fire " des Pointer; un truc bien à lui , histoire de souffler les transistors. Alors un type au nom étrangement prédestiné, Clearmountain ( c'est exactement ça, une montagne claire ) lui a fricoté une voix toute arrondie sans rien perdre en puissance, et un boucan super-luxe dans le spectre spectorien, avec même des clochettes, et Flo et Eddie pour les chœurs ! Pause 2 La charnière est construite avec deux pièces maîtresses. Et à mi-parcours, la rivière est loin d'être asséchée ; elle coule de plus belle, et je sais pas trop ce qui m'y enverra, soir après soir, mais ça n'a aucune importance. Suffit d'y plonger, encore. Face 3
" Point Blank ". Ses couplets les plus terrifiants depuis la fresque barbare de " Lost in the Flood ". Le film est noir. En plein dans le mille, avec moins d'urgence, que certaine version live, mais une science de l'évocation prodigieuse : chapeau au Professor Roy BITTAN et à son piano majeur. L'histoire se finit au ralenti ( on voit nettement le corps se tordre sous l'impact ), et mal, après la nostalgie désespérée de "The River", l'issue implacable d'un destin grêle. Help ! . " Cadillac Ranch ". Le retour du swing dingo : batterie décidément en première ligne, pour un méchant boogie western industrialisé, où les guitares (le chef en tête ) font la course avec le piano sur un highway multi pistes. Le premier arrivé vient se ficher en terre à coté des autres carlingues du Cadillac Ranch à Amarillo, le Carnac amerloque ( voir la photo sur la pochette intérieure). Mais Bruce veut pas finir comme James Dean … " I'm a rocker "... ni comme Eddie ou Buddy. Et pourtant ce number là expurge à pleins tubes tous les " Not Fade Away " et autres rock medleys accumulés de côte en côte : un manifeste, au cas où on douterait, repris en leitmotiv par les chœurs. Impeccable pour le show qu'il nous mijote. Et puis ça ressemble à un défi-challenge : qui c'est qu'est un rocker ici ? ( Oh non je citerai pas de noms.) Pause 3 Si " Born to Run " et surtout " Darkness " étaient tracés d'un souffle ( phénoménal) " The River " élargit le champ ( les voix, les tempos ) sans pour autant s'essouffler. Alors bien sur, question thématique, c'est un autre problème. Toujours un peu les mêmes plans. Beaucoup y font à peine gaffe. Et le premier qui s'en lassera aura perdu sa terre promise. Face 4 " Ramrod " Et c'est reparti à toute berzingue … ah oui ne pas oublier ça, très important amis du rock et de la danse : fait notable dans les annales, on peut rocker et roller sans retenue sur ce disque de Springsteen ! Au moins six ou sept fois ! Alors qu'est ce que vous attendez ? Sex-ophone et battement des mains. C'est un refrain des sixties ? Un coup de coude dans les côtes de son pote Seger ? " The price you pay ". Flash Back Darkness : le même son massif, la voix exceptionnellement doublée à l'octave ( c'était le cas sur presque tous les titres de l'album précédent ), les mots résignés, inspiration " Raisins de la colère " ( la face sombre de " Promised Land "). C'est aussi l'amorce du ralentissement… " Drive All Night ". Car on va terminer en beauté lente, la VOIX seule tenue sur un rythme monocorde, qui psalmodie les angels et les strangers jusqu'au bout de la nuit, qui se répercute, après un râle sublime du sax, en échos (Van) morissoniens. Mince, c'est un slow ! Non, une offrande love, heart and soul. Et peut être un brin longuet, mais on va quand même pas lui reprocher cette fois d'avoir vu double après avoir fait l'inverse deux ans plus tôt ( quand il avait une trentaine de morceaux en stock …) " Wreck on the highway ". Puis cette fin blafarde, embrumée, sans épilogue, sans morale, sans conclusion, c'est just right. Un accident sur l'autoroute, quoi de plus bête ? Et ces images, ce petit bonus instrumental en ultime adieu, l'homme et ses durs de charme éclipsés dans la nuit moite, quoi de plus beau ? Pause 4
Descente nocturne de la rivière, plein d'étoiles dans ses eaux troubles. De ses quatre premières œuvres, il a ramassé des fragments et les a portés plus loin, en ajoutant de flambants neufs, en long métrage, double dose. Surmultipliée. |