Critiques Human Touch et Lucky Town

00-05-1992 Rock & Folk par Philippe Leblond

Quand on a la chance de filmer comme Spielberg, on ne s'amuse plus à faire du Cassavetes. Et quand on s'appelle Springsteen, on ne cherche pas à sonner comme Mellencamp - en pleine régression "EXILE FROM NEBRASKA", c'est son problème. On laisse l'artisanat sympa et les roots d'art et d'essai au jeune Chris Whitley, qui a la guitare et le marcel fatigués pour ça. On assume son rang, même si ça ne doit pas faire plaisir aux rock-critiques français. Quand on a nom Springsteen, on se doit d'abord de viser l'universalité et de parler au monde entier. On enchaîne impitoyablement les hits rock'n'roll pour donner une suite royale à "BORN IN THE USA" et faire manger son stetson au redneck-MTV Garth Brooks. Quand on est patron, on agit en patron, on ne joue pas au syndicaliste associatif bénévole. Bref, on sort un album qui ressemble à "HUMAN TOUCH" et on dicte sa loi d'airain aux radios pendant deux ans. Point final. Les rock-critiques français font la gueule, mais c'est toujours ça de moins pour Dire Straits, Bruel et Nirvana. Quand on s'appelle Bruce Springsteen, on met son mouchoir sur sa mauvaise conscience et on garde "LUCKY TOWN" pour les bœufs nostalgiques avec les vieux potes du Jersey. Pourquoi pas Prince aux bongos, Jackson back to the blues et Madonna en acoustique - pour ne citer que ses alter ego mondiaux ? Ecartelé entre son besoin (financier) de succès et son désir (ontologique) d'intégrité, Bruce Springsteen nous sort pourtant, en 92, deux albums radicalement, esthétiquement et idéologiquement distincts. Un disque pour les radios, un disque pour les fans. Un pour TF1, un pour la Sept. Au public de choisir ce que sera le Springsteen 92. On croit rêver. Car lui, en pleine panade schizophrène, se garde bien de trancher. Il balance les deux bouteilles à la mer en attendant que l'auditeur lui renvoie son image, enfin recomposée. Mais depuis quand est-ce au public de choisir ? A l'artiste, à lui seul, incombe d'imposer sa vision du monde, et libre à l'auditeur d'y adhérer ou pas - Dylan fait ça très bien depuis trente ans, en changeant tous les trois ans de vision… Il n'y a plus que le porno pour sortir une version hard et une version soft - ou alors Coca Cola (classic or light ?). On appelle ça du commerce. Le plus grave avec ce genre de démission sera que "LUCKY TOWN", gentil disque familial home-made, indécrotablement cool, ensoleillé et californien, mordra sur le potentiel de "HUMAN TOUCH", album survitaminé, solaire et percutant. "NEBRASKA" en 82 pour les critiques, OK. "BORN IN THE USA" en 84 pour le grand public, OK. Les deux ensemble (en moins bien) en 92, non. Va pour "LUCKY TOWN" seul, on se serait fait une raison : marié, papa, le Boss irradie le bonheur et sort des maquettes pour prouver qu'il rocke toujours - demain chez New Rose ? Idem pour "HUMAN TOUCH" seul : le Boss a enfin compris qu'il n'était pas Dylan et assume son rôle de dernier entertainer rock, pour notre plus grand plaisir. Avec une puissance de feu à renvoyer Bryan Adams et U2 à leurs tablatures. Au lieu de ça, on se retrouve avec deux disques, deux Boss, deux voix. Deux voies. Et l'auditeur au milieu. Paumé.

 
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