Jadis, Bruce Springsteen mettait un temps fou à achever ses disques. Des mois et des mois pour mener à bien Born to run, d’interminables semaines d’attente pour entendre enfin couler The River. Mais ces longs et difficiles labeurs accouchaient de chefs-d’oeuvre. Aujourd’hui, sa Bossitude enchaine les albums presqu’aussi vite que Chabrol les films ou Max Gallo les bouquins, mais le résultat est nettement moins fort. Working on a dream ressemble à Magic : une dose de pur Bruce pour quatre mesures de flotte FM. Du Boss Canada Dry : ça y ressemble, ça en a le goût, l’odeur, mais ça n’est pas de l’alcool. C’est du Springsteen générique comme ses imitateurs pourraient en pondre au kilomètre et ça s’écoute avec indifférence. A deux ou trois exceptions. L’ouverture, Outlaw Pete, majestuex western sonore de 8 minutes. Et les deux ballades de clôture : l’une dédiée à son défunt organiste Danny Federici (The Last carnival), bouleversante, et l’autre composée pour le film de Darren Aronofsky avec Mickey Rourke, The Wrestler. Bon film, ce Wrestler. Equivalent catch d’un bon Rocky 5 ou 6. Du Springsteen sur pelloche. Ce film, c’est en fait le meilleur album du Boss depuis The Ghost of Tom Joad. Pas seulement à cause de la chanson sur le générique de fin. Pas seulement parce qu’une séquence est tournée sur la jetée d’Asbury Park. Pas seulement parce qu’il se passe dans le New Jersey. Pas seulement parce qu’il est question de bosses, physiques et mentales. Mais parce que ce film montre bien l’Amérique des marges, celle des familles en charpie, des fins de mois difficiles, des mobile homes, des combats de catch de second rang et des bars à strip-tease de troisième zone. Rourke est étonnant, sorte de croisement entre Rahan et Johnny, ou Sébastien Chabal et David Lee Roth. Un corps à la fois musculeux, épaissi par la gonflette et buriné par les ans. Une tronche méconnaissable, bouffie par de multiples substances et par les mandales de l’existence. Venant d’Aronofsky, c’est une bonne surprise. Aronofsky, c’est le réalisateur de Requiem for a dream, la daube culte de la génération Tecknikart, film emblématique de tout ce que je déteste au cinéma : le spectacle outré et forcé de la déglingue, le déterminisme scénaristique, les gadgets esthétiques frimeurs qui passent devant l’histoire et les personnages. Aronofsky lui-même semble avoir mûri et pris conscience de l’impasse de sa vanité formaliste puisque The Wrestler est filmé et monté sobrement, presque comme un documentaire. On récupère ici un cinéaste et un superbe acteur qui s’était perdu et que l’on avait perdu depuis une quinzaine d’années. L’autre jour, au Louvre, j’ai vu une expo sympa. Les artistes étaient les élèves du lycée Voillaume d’Aulnay-sous-bois, guidés par leurs profs et ceux de l’école d’art Claude Monet d’Aulnay, partenaire de l’opération. Une Joconde ou une Victoire de Samothrace revues taguées. Les Noces de Cana analysé par les élèves. Le Radeau de la méduse ou La Liberté guidant le peuple réincarnés photographiquement par les lycéens black-blancs-beurs (ce travail-là m’évoquait les tableaux vivants dans le Passion de Godard). Vraiment, les oeuvres étaient pas mal du tout, et même assez bluffantes dans ce contexte d’une première rencontre entre ados du 9-3 et “haute” culture. Une ouverture positive dans les deux sens : le Louvre accueillait la jeunesse des banlieues et cette jeunesse découvrait non seulement le grand art mais aussi qu’il pouvait être source de sens, de plaisir et de lecture du monde contemporain. Le Louvre, le lycée Voillaume et l’école Claude Monet ont bien bossé sur ce coup-là. Je repensais au Boss : avant de devenir une icône de la pop-culture et le chanteur quasi-officiel d’Obama, Bruce Springsteen aussi a commencé prolo, grandissant dans une maison sans livres et sans culture. Les déterminismes sociaux sont puissants mais rien n’est jamais joué d’avance. |