« J'avais la peau comme du cuir et le regard dur comme diamant du cobra.
J'étais né sombre et endurant, mais j'éclatai comme une supernova.
Je pouvais marcher comme Brando en plein soleil, Puis danser comme un Casanova... ».
(« It's hard to be a saint in the city »).
« L'énergie est le délice éternel »
(W. Blake)
« Si le sel perd de sa saveur, comment la lui rendra t'on ? »
(Evangile selon Saint Matthieu)
A vrai dire, Bruce n'aimait pas du tout se lever tous les matins et confluer avec la grosse foule des ouvriers dont le sifflet des usines faisait activer le pas. Et cela ne lui plaisait guère de rester au collège jusqu'à sept heures du soir pour retrousser le même chemin triste et résigné. Il avait d'autres désirs. Bruce voulait devenir un rocker et cambrioler le cœur des gens. Il le comprit brusquement, un soir de chaleur aoûtienne, alors qu'il regardait la télévision avec ses parents. C'était l'Ed Sullivan Show avec Elvis Presley. « Ben merde alors » pensa-t-il avant de se mettre à rêver. Mais le rêve n'allait pas se réaliser tout seul. Il devait s'y mettre et ce ne serait pas facile. Le mobile était pourtant précis et violent. C'était quelque chose qui ne s'achète pas, et qu'on ne vous donne pas, une chose que l'on doit saisir : la liberté. C'était un truc très personnel. « Quinze ans, mon cul » hurla-t-il dans sa tête. «Je ne serai jamais plus vieux'! C'est maintenant ou jamais ! ». — Qu'est-ce que t'as à me regarder comme ça ? Glapit-il à un veilleur de nuit stupéfait, qui rentrait chez lui après un long enchaînement d'heures vides et fastidieuses. Tu n'as encore jamais vu personne avec des baisers d'anges sur la figure ? « Si vous n'avez pas assez de carburant pour pousser jusqu'à Atlantic City, arrêtez-vous à Asbury Park ! ». Ce n'est certainement pas l'aubaine d'être la dernière station service avant l'Océan qui a sorti Asbury de sa désolante condition de patelin liquéfié dans cette vaste banlieue informe et ennuyeuse qu'est le New Jersey, un état encombré d'artères mais dépourvu de cœur à 1 heure et quart et 55 miles de Manhattan. C'est plutôt parce que Bruce Springsteen est la dernière pompe avant la panne que ce négligeable petit miasme urbain a revêtu un vêtement qu'aucune banlieue n'avait encore pu s'offrir jusqu'à présent: le charisme. Un mythe n'est jamais particulièrement enclin à sacrifier son lustre aux terrains vagues de la préhistoire et, pourtant, Asbury Park récolte la quadrichromie et les salutations postales, alors que le cadastre d'origine se situe à 15 miles à l'ouest, à Freehold, un petit bled qui, aujourd'hui, a pratiquement disparu depuis que les pouvoirs publics l'ont biffé à coup de bretelles d'autoroutes. Presque un symbole.
Freehold est l'agglomération américaine standard comme on la voit dans le film « Heartbeat » de John Byrum inspiré de l'autobiographie de Carolyn Cassidy sur Jack Kerouac et Neal Cassidy, les deux protagonistes de « Sur La Route ». Nos vagabonds consumaient leur vie comme on grille une cigarette mais, de par leur liaison avec Carolyn, se trouvent momentanément muselés dans un de ces pavillons préfabriqués avec garage mitoyen et pelouse plus verte qu'une prairie de l'Eden qui s'inscrivaient alors dans la planification du rêve américain, juste au sortir de la seconde guerre mondiale : un home et deux automobiles pour tous. Kerouac, surtout lui, le patron des beatniks et des clochards célestes, cherche alors sous sa forme la plus neutre à conquérir les vertus du confort. Ce conflit n'est pas étranger à Springsteen, chez qui l'on retrouve la défiance et la fuite des valeurs traditionnelles (« Born To Run ») ainsi que leur poursuite en tant que refuge («The River »). A Freehold, il y avait quelques usines dont là plus importante torréfiait l'instantané soluble Nescafé. Il y avait aussi ces petites épiceries italiennes dont les fumets traînent sur le trottoir, ses jambons gras suspendus au plafond et ses gros bocaux de friandises dont les enfants adorent se poisser les doigts. La mère de Bruce, Adèle, était italienne; son père, Douglas, était surnommé Dutch mais il était d'origine irlandaise. Le grand-père maternel, Zirilli, avait eu, jadis, ses heures de gloire comme conteur d'histoires dans les pizzerias de la Petite Italie à New-York et Bruce avait avalé cet atavisme-là : « J'ai vécu pendant dix-huit ans dans une petite ville du New Jersey, juste à côté d'une station d'essence. La station Sinclair de Ducky Slattery. C'était un bon vieux bonhomme. Et j'habitais la porte à côté. Vous savez comment. ça se passe dans les pt'its bleds, les gens se rencontrent devant la pompe à essence. Tout le monde fait refroidir le moteur et chauffer la salive juste devant la station. Va ceux qui arrivent, y a ceux qui partent. Va ceux qui font le plein et ceux qui font la vidange. Ducky Slattery et cet autre type, Bill qui était un fou... L'animal avait une superbe Cadillac rosé. Un vrai palace sur roue. S'est bourré le coin. Adieu la caddy. Ducky Slattery faisait cette vanne qu'il avait fauchée aux Marx Brothers. A chaque client qui s'arrêtait, il sortait: «Vous voulez acheter un canard ? ». C'est pour ça qu'on l'appelait Ducky. C'était sa boutade favorite — pas très originale mais ça marchait. «Vous voulez acheter un canard? Qu'est-ce que vous voulez que je fasse d'un canard?... Un jour, mon père tua un canard pour Thanksgiving Day. Cela m'a aidé pour la réforme. Quand je me suis présenté devant le conseil de révision, j'Ieur ai dit que, depuis que mon père avait tué ce foutu canard, j'devenais dingo à chaque fois que j'en voyais un. J'Ieur ai dit que si j'voyais un canard sur le champ de bataille, là-bas au Viet-Nam, je pourrais tuer mon propre général. Je ne sais pas vraiment ce que je fais quand j'aperçois un canard ».
Le père de Bruce esquinta sa vie à laper l'amertume à la surface de boulots dont on a rarement le désir, d'ouvrier en usine à gardien de prison. Mais il gagna surtout sa croûte en conduisant un autobus: « Mon père était chauffeur. Il aimait monter dans son automobile et conduire jusqu'à plus soif. Il faisait monter tout le voisinage dans sa voiture et nous faisait conduire ». Pas besoin de chercher plus loin l'une des principales obsessions thématiques qui ronronnent sous le capot de la plupart des chansons de Bruce. Ce bon Springsteen eut, en quelque sorte, une Chevrolet en guise de berceau et un volant en guise de hochet. Sa scolarité, par contre, fut loin de rouler aussi aisément. Placé chez les bonnes soeurs, Bruce manifesta rapidement une certaine incompatibilité d'humeur: «Un jour, une none m'a fait asseoir dans la poubelle sous son bureau en me disant que c'était là ma vraie place. J'ai eu aussi le privilège d'être le seul enfant de chœur à avoir été mis K.O. par le prêtre en pleine messe. Le vieux cureton devenait fou. Ma mère tenait à ce que je serve la messe. J'essayais de me planquer en glissant derrière l'autel ».
L'atmosphère familiale était celle, taciturne, de la classe ouvrière américaine avec la télévision et le journal du matin pour unique background culturel. La meilleure évocation du foyer, Bruce l'a commise en présentant sur scène un vieux tube d'Eric Burdon And The Animais : « It's My Life »; « Lorsque la nuit tombait, vers 9 heures, Pa avait l'habitude d'éteindre toutes les lumières. Il se mettait dans une rage folle si moi ou ma sœur avions le malheur, de tourner l'interrupteur. Il s'asseyait dans la cuisine avec un pack de bières et ses cigarettes. Man' démêlait ses cheveux dans la chambre et, après, elle descendait, allumait la télé et s'asseyait devant jusqu'à ce qu'elle s'endorme. Elle se levait le lendemain matin et partait au travail. Elle avait un job de secrétaire. Papa, parfois, il se couchait, parfois, il se couchait pas. Parfois, il se levait, parfois, il se levait pas. Moi, je dormais en haut. Lorsque enfin l'été arrivait et que le temps était chaud, je tirais le matelas sur le toit et je dormais sous les étoiles. Je surveillais la station service qui restait ouverte jusqu'à une heure du matin.
Tous ces types qui arrivaient et repartaient, se rencontraient, se chamaillaient. Lorsque j'ai eu 16 ans, mon pote et moi, on a eu cette voiture et nous roulions « cruisin' » toute la journée. Lorsque la nuit tombait, il nous arrivait de pousser jusqu'à la plage. On dormait sur le toit des bungalows. Parfois, on courait l'asphalte à travers la ville, la nuit entière, jusqu'à ce que les flics nous arrêtent. Ils nous emmenaient au poste des Autorités Portuaires et appelaient nos parents. Mon père ne venait jamais. Il envoyait toujours ma mère. A chaque fois que j'avais des emmerdes, c'était ma mère qui venait à la rescousse. Elle disait toujours en arrivant chez les poulets: «Ton père, il n'a même pas voulu se déranger». Fallait que je rentre à la maison. Mais je préférais rester près du garage. Je regardais la porte, à travers la vitre, je pouvais voir la lueur de la cigarette que mon père fumait... ». La scène se poursuit dans le plus pur jus œdipien année 50-60 (James Dean dans « A l'Est d'Eden ») mais avec cette fibre universelle qui rend hommage ou tout au moins qui rend compte avec des émotions justes de tous les conflits qui naissent et se tarissent à travers les générations.
La première collusion avec le rock, Bruce la connaît en regardant Elvis Presley à l'Ed Sullivan Show. « Man quand j'avais neuf ans, je n'arrivais pas à imaginer quelqu'un ne voulant pas être Elvis Presley ». Petit Bruce en fait une espèce de rubéole fébrile si bien que sa mère lui achète une guitare pour calmer ses accès de fièvre. «J'avais les mains trop courtes » (Jake La Motta se plaignait lui aussi d'avoir les pognes un peu menues, ce qui ne l'a jamais empêché de décrocher le titre de champion du monde et de gagner un surnom « the Boss »). « J'ai bien pris quelques cours de guitare mais, invariablement, on glissait dans une espèce de coma. On meurtrissait la corde de ré pendant une heure et c'était tout. Je savais qu'Elvis n'avait pas fait ça ». Pendant cinq ans, little Bruce abandonne son instrument à la poussière de sa chambrette. Il a dit une fois : « J'étais mort jusqu'à l'âge de treize ans » où il trouva enfin sa zone alimentaire : la radio. Il gobe son plancton avec une avidité exceptionnelle : Elvis, Chuck Berry, les Beatles, les Rolling Stones, Eric Burdon et les Animais, Manfred Mann (période Paul Jones et « Pretty Flamingo» qu'il inscrit à son répertoire lors de certains concerts), les Byrds, les Who et puis toutes les mystery dances qui affolent l'Amérique à cette époque, la pop cathédralisée de. Phil Spector, les harmonies et les robes en lamé des sisters de chez Tamla Motown, Martha And The Van-dellas, Diana Ross And The Suprêmes, Gladys Knight And The Pips, The Marvelettes, toutes ces montagnes d'amour en cascades qui écument encore, sans oublier les bûcherons noirs de Stax, Eddie Floyd, Sam And Dave, Mitch Ryder And The Détroit Wheels, The Rascals et, également, plus proche du groupe sanguin de Springsteen, Roy Qrbison et Gary « US » Bonds.
Jusqu'en 1965, Bruce reste ce jeune gazon plein de pâquerettes, tendre et vert mais qui ne possède encore aucune luxuriance et peut encore très bien finir en pissenlit. Or, il existait à Freehold un gang de jeunes musiciens qui répétaient chaque soir dans le garage d'un ouvrier de 32 ans, Tex Vinyard. Tex et sa femme, Marion, un ménage sans enfant, s'étaient pris d'amitié pour ces jeunes garçons du pays, à peine sortis des culottes courtes. Le groupe s'appelle The Castiles. L'usine de Tex est en grève et il dispose de tout son temps pour s'en occuper. Les garçons progressent mais ne semblent aller nulle part. Et puis, un soir: « II pleuvait comme une vache qui pisse sur une pierre de lavoir » raconte Tex « et ce jeune morveux qui habitait quelques blocks plus loin est venu frappera notre porte» ; « Hi «a-t-il dit « mon nom est Bruce Springsteen. J'ai entendu dire que vous cherchiez un guitariste ». George, le rythmique, m'avait effectivement parlé de ce kid qu'il avait connu à l'école. Mais George en avait surtout après la sœur de Bruce, Ginny, et il avait laissé tomber ».
Bruce avait sous le bras une vieille guitare Kent qu'il avait empruntée. Tex lui demanda s'il savait jouer quelque chose : « II ne connaissait que deux ou trois accords et vaguement une mélodie qu'on entendait à la radio ». « Mais j'apprends très vite «a-t-il ajouté ». Ce môme avait quelque chose de spécial.. J'avais repéré ça également chez George. Ils voulaient faire vivre le groupe. Ils avaient mis tout leur cœur dedans. J'ai dit à Frank «OK, tu vas lui apprendre ». Maintenant, il y avait trois guitares ; Frank était passé à la basse, branché sur le seul ampli dont on disposait ». A la fin de la répétition, Bruce se tourna vers Tex et demanda « Je suis dans le groupe?». Tex, qui n'était pas encore très sûr, lui demanda de revenir lorsqu'il aurait appris à jouer quatre ou cinq chansons. « Le soir suivant, il était peut-être 11 heures, j'ai entendu gratter à la porte... « Hi, je suis Bruce Springsteen. Vous vous souvenez ? ». J'ai dit oui, je me souviens... « Eh bien, j'ai appris quelque trucs. Vous voulez bien me laisser les jouer? ». « Bien sûr ».
Bruce pose son cul sur un tabouret et sans amplification, sans autre accompagnement que sa guitare, interprète cinq chansons à la file qui vont complètement allumer Tex.
— J'en ai appris deux autres, si vous voulez.
« C'est Frank qui t'a montré ? »
— Non, je les ai écoutées à la radio. Les autres membres du groupe entrent dans le garage et entourent Bruce dans ses jeans rapiécés et son t-shirt délavé. Il se mouche d'un revers de manche et demande à Frank de lui prêter sa vieille Grant écaillée qu'il se fait un devoir d'accorder au grand étonnement de tous. Puis, il la branche et rejoue les mêmes choses mais, cette fois, à l'électricité. George et Frank laissent leur mâchoire s'effondrer de surprise. Le batteur en perd ses baguettes.
« Bruce est vraiment cool » commente l'un d'eux.
— Comment j'étais? S’inquiète Bruce. All Right?
« II était sérieux » se souvient Tex. The Castiles eurent une existence relativement brève mais passionnément active. Le groupe écuma pendant deux saisons d'été la plupart des clubs de la côte du New Jersey comme le West Haven Swim Club où ils gagnèrent 35 dollars et donnèrent 3,50 dollars de commission à Tex Vinyard, mais aussi le fameux« Café Wha » de Greenwich Village où se produisaient, à l'époque, les Fugs, les Mothers Of Invention et les Lovirï Spoonful, ainsi que dans presque tous les anneaux de patins à roulettes, les country clubs et les cantines de collège.
Bruce n'avait pas encore la permission de chanter. Tex n'aimait pas sa voix qu'il jugeait trop épaisse. Bruce avait néanmoins le droit de prendre le lead vocal sur deux reprises, le « Mystic Eyes » de Van Morrison and Them et le « My Génération » des Who. Et, lorsque l'été 1967 survint, Bruce, le soir de la remise des diplômes scolaires, quitta le New Jersey pour New-York. Ce fut la fin de The Castiles et le début d'une série d'expériences et de groupes dans l'émergence de Cream et des Doors. Ils avaient pour nom The Earth, Steel Mill ou encore Doctor Zoom and the Sonic Boom... et l'innocence s'en fut.
Danny Federici, l'organiste de The E Street Band se souvient que dès l'époque de Steel Mill « Bruce écrivait au moins une chanson par jour. C'était la folie. Cela devenait tellement insupportable que je n'allais même plus aux répétitions parce qu'à chaque fois il y avait une putain de nouvelle chanson à apprendre. Elles ne duraient généralement que quelques jours et Bruce disait « C'était hier » et il les jetait à la corbeille comme de vieux paquets de cigarettes ». L'attitude de Springsteen dans un studio était à peu près comparable. Il lui fallait épuiser toutes les combinaisons, essayer toutes les voix possibles et imaginables. Il lui fallait les essayer toutes avant de se fixer ; ainsi, les arrangements sonores qu'il imaginait devenaient incroyablement complexes. C'est sans doute à cet égard que, pour ses deux premiers albums « Greetings From Asbury Park » et « The Wild, The Innocent And The E Street Shuffle », il utilisa le 914 Studio, à 60 miles du littoral du New Jersey, dont les performances techniques sont limitées plutôt qu'un studio nec plus ultra dans Manhattan. « Born To Run », la chanson, est l'exemple type de la démarche de Bruce, faite d'essais et d'erreurs. Elle comprend dans sa forme définitive pas moins d'une douzaine de pistes de guitares, du sax, de la batterie, des cloches, de la basse, de multiples claviers et une kyrielle de voix. Ce qui, finalement, parvenait à sustenter le groupe et à calmer son impatience, c'était les concerts. L'E Street Band avait pour agent l'infernal Sam Me Keith. Mais, au cours de l'été 1973, Me Keith avait avancé ses vacances et les affaires du groupe furent confiées à Barry Bell qui programma Springsteen à l'annuel Shaefer Music Festival de Central Park. Bruce devait faire la première partie d'Anne Murray, une mère de famille chanteuse en dehors des heures de cuisine. Shep Gordon et Johnny Podell qui manageaient Anne Murray (ainsi qu'Alice Cooper) décidèrent de l'ordre de passage. Un hors d'oeuvre, Brewer And Shipley, Springsteen et pour terminer, Anne Murray. Mike Appel, manager de Bruce, eut beau prévenir Ron Delsenner, l'autre responsable de l'affiche, que ce serait sans doute une idée judicieuse de laisser Springsteen terminer, Shep Gordon ne voulut rien savoir. Podell et Gordon, insistant surtout sur le fait qu'il s'agissait d'une date très importante pour elle, ajoutèrent : « Et d'ailleurs, qui est ce Bruce Springsteen ? ».
Appel : « Personnellement, je m'en contre-fous, je disais cela pour votre propre salut. Vous aurez beaucoup de mal à passer après Bruce Springsteen à New-York». Mais naturellement, ils n'ont rien voulu savoir et Bruce est monté sur scène, comme prévu. Il y avait comme un souffle dans le P.A. Mais, Bruce n'a rien dit. Il a surgi sur scène et il a nettoyé l'endroit en deux coups de cuillère à pot. Ce fut l'un de ses meilleurs concerts. Il était dans l'arène depuis une heure et demie et Mike Appel déambulait backstage, un chapeau safari sur le crâne, l'air satisfait. « C'est alors qu'ils (Podell et Gordon) sont venus vers moi, un grand sourire aux lèvres, comme si nous étions les meilleurs amis du monde « C'mon, retire ce mec de la scène ». J'ai répondu : « Pas question. Vous vouliez passer après lui. Cela se passe exactement selon vos désirs. Vous aviez le choix. On vous avait prévenu de ce qui allait arriver. Il en a encore pour une demi-heure. Et il va aller jusqu'au bout ». Le groupe termina sur « Rosalita » et tua littéralement le public. 5 000 personnes qui devinrent cacahuètes. Podell et Gordon perdaient leur sang froid : « Enlevez-moi cet enculé de là» hurlaient-ils. «Non» répondit placidement Appel, « il a encore son rappel ». Les spectateurs devinrent bananes. Pendant un quart d'heure, ils réclamèrent « Broooce » à tue-tête. Lorsqu' Anne Murray arriva finalement, elle se fit huer et jeta l'éponge après deux morceaux seulement. The price to pay. Quelques mois plus tard, Springsteen se produit à Cambridge, Massachussets, dans l'Harvard Square Théâtre. C'est dans ces lieux que Jon Landau, l'un des journalistes américains les plus prestigieux, responsable de la rubrique disques au journal Rolling Stone , le découvre. Springsteen, dont le show a pris une dimension quasi orgiaque depuis l'arrivée de Max « Mighty » Weinberg à la batterie et Roy Bittan au piano, ne quittait plus la route depuis plusieurs semaines. Landau, dont c'était ce soir-là le 27ème anniversaire, rentre chez lui et écrit un article particulièrement long et intense sur son expérience de la nuit : « II est quatre heures du matin et il pleut. J'ai 27 ans et je me sens vieux, alors que j'écoute mes disques et pense à toutes ces choses qui m'ont secoué pendant plus d'une décennie ». Landau traverse ses souvenirs de la pointe de la plume, les Righteous Brothers, les Four Tops, les Rolling Stones, toutes ces émotions dévastatrices. Il avoue également son désenchantement à mesure que le fan est devenu musicien, critique puis producteur (Landau a effectivement produit quelques artistes. Son travail le plus mémorable à ce moment-là: la production de « Back ln USA»du MC5).« Mais ce soir» conclut-il, « il y a quelqu'un sur lequel je peux encore écrire comme je le faisais autrefois, sans aucune réserve. Ce mardi soir, à l'Harvard Square Théâtre, j'ai vu le rock'n'roll de ma jeunesse flasher devant mes yeux. Et j'ai vu quelque chose d'autre : j'ai vu le futur du rock'n'roll et son nom est Bruce Springsteen... ». L'article est publié dans une feuille de Boston, Real Paper. Le slogan ne tombera pas dans l'oreille de sourds. Les gens de CBS reprennent la formule et s'en servent comme message publicitaire. Springsteen prend la chose selon des sentiments partagés. Il est à la fois gêné parce qu'il sent que la compagnie a capitalisé sur une chose extrêmement personnelle mais, qu'à la fois, il est persuadé de l'enthousiasme et de la sincérité de Landau. Les deux hommes finissent par se rencontrer et deviennent peu à peu amis. Sur ces entrefaits, Springsteen s'apprête à entrer de nouveau en studio pour l'enregistrement de « Born To Run », un moment que Bruce attend autant qu'il l'appréhende, sachant d'instinct qu'il lui faudrait une troisième oreille pour l'assister lui et Mike Appel, une fois dans le studio. Jusqu'à présent, Springsteen était plutôt hostile à l'idée d'avoir un producteur considérant que ce rôle n'aurait pour effet que de le séparer du contrôle de sa musique. Mais, depuis les mauvaises performances sonores enregistrées avec les deux précédents albums « Greetings » et «The Wild... », il sentait confusément le besoin d'acquérir un avis objectif. En juin, Jon Landau entre à l'hôpital pour y subir une opération à l'estomac. Il passe ainsi quatre longues semaines couché sur le dos dans son lit. La période de convalescence dure deux mois. Lorsque les deux hommes se rencontrent à nouveau, Landau a tellement perdu de poids que Springsteen a beaucoup de mal à le reconnaître. Bruce, une nouvelle fois, réitère ses remerciements pour l'article de Real Paper et lui parle des difficultés qu'il rencontre pour la production de ses disques. Springsteen et Landau ne se reverront que plusieurs mois après, en novembre 74. Landau, totalement rétabli, en a également terminé avec une filandreuse histoire de divorce. Il s'installe à New-York et passe de nombreux après-midi en compagnie de Bruce, écumant les magasins de disques du Village et les cinémas. Une semaine plus tard, Bruce appelle Landau et l'invite à venir écouter une démo d'une nouvelle composition, « Jungleland ». Springsteen lui demande ce qu'ilen pense et plus particulièrement de la production. Landau suggère de faire la comparaison avec le second album. Ils s'aperçoivent aussitôt que très peu de, sinon aucun, progrès réel n'a été fait. L'amitié entre les deux hommes se consolide naturellement. Springsteen se trouve un bon nombre de fois strandé en plein Manhattan, après que le dernier bus pour le New Jersey eut quitté la gare. Il appelle alors Landau qui accepte toujours de l'héberger la nuit dans son appartement de la 84ème rue. Ils passent des nuits entières à discuter de choses et d'autres mais reviennent le plus fréquemment sur les fameux problèmes posés par le studio. Au cours de cette période, Landau écoute différentes démos de « Backstreets », « Born To Run » et «Jungleland». Paul Nelson, analysant leurs relations pour sa rubrique du Village Voice, mit le doigt sur la folie créatrice de Springsteen associée à la méthode et au contrôle de Landau.
Au mois de février 75, Bruce invite Landau à assister à l'une des sessions au 914 Studio. La nuit est particulièrement frustrante. La même chanson se répétant inlassablement et sans éclat, le travail semble s'effectuer en lourdeur et sans aucune direction réelle. Un mois plus tard, Springsteen et Appel invitent à nouveau Landau à assistera une séance mais, cette fois, au CBS studio, sur la 52ème rue. Landau arrive vers deux heures du matin. La séance s'éteint à petit feu. Le but est de mettre en boîte une version de « Born To Run » pour la sortie d'un single. Mais la chimie du son ne fonctionne pas. Lorsqu'ils quittent le studio, Bruce demande à Landau s'il peut profiter de son canapé. Ils s'arrêtent en chemin pour manger un morceau et c'est là que Springsteen suggère à Landau de travailler avec lui sur l'album.
Au cours des séances suivantes, Springsteen incita Landau à prendre des initiatives. Sur «Thunder Road », Landau suggéra de placer le solo de saxophone à la fin. L'effet fut remarquable. Mais l'allure était toujours aussi désespérément lente. « Cet album devient un monstre » se plaignait Springsteen. « II veut tout ce que l'on a. Il mange la vie de chacun de nous. Man, c'est pire que l'usine ».
De toutes les chansons achevées, « Born To Run», «She's The One», «Thunder Road» et «Jungleland», aucune n'était suffisamment concise pour permettre la sortie d'un single. CBS envisagea même de mutiler « Born To Run » d'un couplet pour lui donner un aspect plus commercial, ce qui fit rire Springsteen. Mais au moins, avec Landau, l'album avait gagné une direction, mieux, un concept. Il s'agissait désormais de faire un album de rock dur, avec un son compact. Landau avait compris que Springsteen était piégé par ses propres ambitions. « Si tu fais une chose, cela t'oblige à ne pas en essayer une autre. Bruce voulait TOUT. Il a toujours voulu tout savoir ». Cela faisait un an qu'il travaillait sur « Born To Run ». « Ecoute man » lui disait Landau, « tu dois faire ce putain de disque. Fais-le comme tu le veux mais fais-le. A ta façon ! » Le problème était que Bruce n'était pas très sûr quelle était sa façon. Les compositions étaient toutes achevées mais, en ce qui concerne les arrangements, Springsteen agonisait littéralement. Contrairement à Phil Spector, il ne pouvait utiliser tous les instruments dont il rêvait dans ses chansons. Il travaillait dur, de trois heures de l'après-midi jusqu'à 6 heures du matin, intensément. Lorsqu'on venait le tarabuster avec les délais de sortie de « Born To Run», il rétorquait: attendez un peu, la sortie du disque, ce peut être un jour ou l'autre, le disque, lui, c'est pour toujours ». Et il retournait peaufiner ses textes, assis seul dans un coin du studio. « La pression du studio devenait insupportable » se souvient Bruce, «j'avais loué une chambre dans un motel de la ville et, le soir, je rentrais, harassé, effondré même. Tous les soirs. Et tous les soirs, je regardais dans ce putain de miroir qui était accroché de travers. Je le remettais en place. Mais, lorsque je rentrais le lendemain, il était à nouveau de travers. A chaque fois. Le miroir de travers... Il ne pouvait pas rester droit. Après une semaine, la chambre était juste comme Nagasaki. Un foutoir d'enfer. Tous les jours, je me rendais au studio, comme n'importe quel ouvrier se rend à son usine, sauf que là, chaque jour était supposé être le dernier et cela depuis des semaines. Et, quand je rentrais le soir, il y avait le miroir de travers ».
« Une nuit, j'étais assis devant le piano, la tête écrasée sur les touches, tachant de mettre bas l'ultime mouture de « She's The One ». Landau et moi, on était là dessus depuis des heures. Je n'en pouvais plus. Tout le monde essayait de me montrer, de me réconforter, mais je n'y arrivais plus. Et, soudain, Landau est parti, lia disparu dans la nuit. Il était 6 heures du matin. Et je n'en pouvais plus. La meilleure chose à faire c'était de prendre un peu de repos. Je suis rentré vers 10 heures du matin dans ma chambre avec le miroir de travers. Et ma petite amie m'a demandé : « Fini ? ». « Non ». J'étais sur le point de fondre en larme. Peut-être que j'ai pleuré pour de bon ». Bruce voulait une section de cuivres pour accompagner le sax de Clarence Clemons sur « Tenth Avenue Freeze Out » mais personne n'était capable d'articuler exactement ce qui convenait. Aucune direction, tout le monde pataugeait allègrement dans la semoule. C'est alors que Landau avisa dans le studio Steve Van Zandt, un guitariste d'Asbury, ex-bassiste de Steel Mill, qu'il avait rencontré l'été précédent. Landau poussa Van Zandt dans la cabine où les Brecker Brothers, deux des musiciens de studio les plus onéreux de New-York, patiemment faisaient reluire la courbe de leurs instruments. Van Zandt, avec son naturel exubérant, commença sur le vif à chanter chacun des mouvements. Cela collait à la perfection. La touche finale avait été assénée à « Born To Run » et Springsteen avait gagné un guitariste. Une fois le mixage terminé, Springsteen, qui entre temps avait repris la route avec le groupe, reçut le master (qui sert à la fabrication) de « Born To Run ». Il en refusa une bonne douzaine. Il les jetait par la fenêtre à mesure qu'il les recevait. « Un jour, Jimmy Lovine, l'ingénieur du son) m'expédia ce master, je courus dans le magasin de Hi Fi le plus proche pour l'écouter. Il était défectueux. Je l'ai tordu devant le vendeur qui nous prenait pour des dingues ». Springsteen décide qu'il haït l'album dans son entier, renonce aie sortir et envisage de lui substituer des enregistrements publics. Landau, prévenu de ses intentions, revient de San Francisco où il prenait quelques jours de vacances. « Ecoute » lui dit-il, « tu n'es pas supposé aimer ce que tu fais. Est-ce que tu crois que Chuck Berry s'asseoit tous les jours pour écouter « Maybellene » ? ».
L'album sort deux semaines plus tard. Le monstre est vaincu. Quand j'étais gamin, il y avait deux choses particulièrement impopulaires à la maison. La première c'était moi, la seconde ma guitare. Nous avions ce système de chauffage par conduit d'aération directement connecté par un soupirail à la cuisine. Quand je me mettais à jouer, mon père ouvrait le réchaud à gaz qui était juste dessous et me délogeait par la chaleur. Je me réfugiais sur le toit pour jouer. Ma guitare pour lui, ce n'était ni une Fender, ni une Gibson, c'était « cette satanée guitare ». Il frappait à ma porte et hurlait « Arrête cette satanée guitare ». Tout ce qui était dans ma chambre ne valait pas mieux, satanée guitare, satanée stéréo, satanée radio. Un beau jour, mon père et ma mère m'ont dit « II est grand temps d'être sérieux et de penser à ton avenir. Cette sata..., cette guitare, c'est bien en tant que hobby mais il te faut choisir un vrai métier». Mon père ajouta « Tu devrais être avocat » — ce qui m'aurait au moins permis d'éviter pas mal d'emmerdements dans ma carrière. « Les avocats, ce sont eux qui dirigent le monde, tu sais ». Je n'ai jamais cru celle-là. Mais ma mère s'empressa de dire « Non, non, non, tu seras un écrivain, tu écriras des livres. C'est une bonne vie ça. Tu feras quelque chose d'intéressant ». Moi, je voulais juste jouer de la guitare.
Ma mère est une vraie italienne et mon père, c'est un irlandais. Aussi, ils ajoutèrent : « C'est une chose grave. Tu devrais aller voir le prêtre. Lui dire ce que tu penses. Je suis allé jusqu'au presbytère et j'ai frappé à la porte. « Bonjour mon père, je suis le fils Springsteen. J'ai un problème. Mon père pense que je devrais devenir avocat, ma mère pense que je devrais écrire des livres et moi... j'ai ma guitare. Le prêtre répondit: «C'est une chose beaucoup trop grave pour mes humbles épaules de curé. Mon fils, il te faut parler directement à Dieu ! » que je ne connaissais pas encore très bien à l'époque. « Parle-lui de l'avocat et de l'écrivain mais, surtout, ne lui parle pas de la GUITARE ! « J'étais ennuyé parce que je ne savais pas où trouver Dieu. Heureusement que j'avais Clarence (Clemons, mon saxophoniste). Il connaît tout le monde. « Pas de problème » m'a-t-il dit, « je sais où il crèche ». Pour y aller, j'avais emprunté la voiture de ma mère, une vieille Nash Rambler toute rafistolée. Je suis passé prendre Clarence chez lui et Clarence en me regardant a dit: «Tu vas rendre visite à Dieu là-dedans ? Man, il y a des gens qui viennent le voir en Cadillac, tu sais. Il ne va jamais vouloir s'occuper de toi si tu débarques dans cette Nash Rambler ». « Mais, c'est tout ce que j'ai sous la main » lui ai-je répondu. Nous sommes donc partis sur cette route toute sombre. Nous avons roulé longtemps. Très longtemps. J'ai demandé à Clarence « Man, tu es sûr de la route? ». Et Clarence répondit : « Bien sûr, j'ai emmené cet autre type la semaine dernière ». Finalement, nous sommes arrivés devant cette petite maison, en plein cœur de la forêt. Il n'y avait rien alentour. Juste cette lumière à l'intérieur. J'ai frappé à la porte et j'ai dit « C'est Clarence qui m'envoie ». Je suis rentré et là, il y a avait Dieu derrière la batterie. Sur la grosse caisse, il y avait écrit « DIEU », c'est comme ça que je l'ai su. Je lui ai dit : Dieu, j'ai un problème. Mon père veut que je sois avocat. Ma mère veut que je sois écrivain pour faire quelque chose d'intéressant, a-t-elle dit. Mais ils ne veulent pas comprendre... j'ai cette guitare ». Alors Dieu m'a regardé et il a dit « Je sais, je sais. Vois-tu, ce qu'ils ne comprennent pas, c'est Moïse qui a tout foiré. Il devait y a voir un 11ème commandement. Mais la vérité, c'est que Moïse était tellement effrayé après le dixième — il faut dire que c'était un grand show, ce buisson ardent était très réussi, tu aurais dû voir ça — qu'il a jugé bon de redescendre de la montagne plus tôt que prévu. Vois, ce que les gens ne comprennent pas, c'est qu'il devait y avoir un ONZIÈME commandement: « LET IT ROCK ».
Sources : « Born To Run » Dave Marsh. « Bruce Springsteen » P. Gambaccini. New Musical Express. Rolling Stone
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