"Sous la pluie bénie d'Allah, un monde nous sépare", dit-elle en substance - c'est d'ailleurs son titre : Worlds Apart. La chanson la plus accomplie de The Rising, le nouveau CD de Bruce Springsteen, censée conter les amours extrêmes d'un troupier américain et d'une musulmane ("Je cherche foi dans tes baisers, réconfort dans ton coeur/Je goûte la semence sur tes lèvres, je lèche tes cicatrices/Mais quand nos yeux se croisent, un monde nous sépare"), et gravée avec le concours de l'ensemble (tablas, harmonium, choeurs) d'Asif Ali Khan. Une espèce de compromis saisissant entre world-music et binaire col-bleu trampoline. Une réelle trouvaille. Qui, dans ce contexte précis, prend une tout autre dimension (et signification) que celle jadis imputée à la rencontre anecdotique du duo Unesco Sting-Cheb Mami, pionnier du genre. D'autant que Springsteen n'hésite pas à prôner ici le plaisir charnel comme remède au fanatisme religieux : "Oublions la vérité, nous la trouverons dans un baiser/Dans ta peau contre ma peau, dans nos coeurs à l'unisson." Mission
Mais les chansons sont des buvards, dit-on. Et, en dépit de la naïveté de certains textes ("Il y a le feu à la maison, le serpent est dans le pré"), nul doute que les rescapés et autres victimes, par extension, de l'attaque des tours jumelles de Manhattan se retrouveront sans peine dans le contenu de ce CD, conçu dans un seul but : rendre hommage à la mémoire des disparus du cataclysme. Une mission dont Springsteen s'est senti investi après, dit-il, qu'un fan audacieux l'eut interpellé, au volant de son pick-up truck, alors qu'il flemmardait le long d'une plage du New Jersey. "Hey Patron ! Nous avons besoin de toi !", aurait braillé le chauffard, toutes vitres baissées, dans la plus pure tradition des apostrophes murales inaugurées par l'Oncle Sam au début du siècle dernier. Springsteen a apparemment accusé le coup. "C'est vrai, ça fait aussi partie de mon boulot", aurait-il alors convenu, tandis que le véhicule importun s'éloignait. Ajoutant à l'adresse des proches qui l'accompagnaient : "C'est un honneur d'être présent à ce point dans la vie quotidienne du public." Retenue Rien de tout cela ici. Mais pas mal de retenue et beaucoup de dignité. Ce n'est pas Nebraska, bien sûr, mais ce n'est pas non plus Born in the USA, brûlot anti-establishement malencontreusement interprété en hymne impérialiste. A croire que la traversée du désert de Bruce Springsteen, tricard des charts depuis belle lurette, lui a été finalement profitable. Lui remémorant en tout cas les vertus de l'humilité. Qualité à laquelle il apparaît indispensable de souscrire dès lors qu'on aspire à décrire la vie des petites gens besogneux, matière première du répertoire springsteenien. Au point de séduire parfois jusqu'à l'ennemi présumé... A en croire la propre mère de Zacarias Moussaoui, Springsteen serait l'une des rock stars favorites de son fils, actuellement détenu aux Etats-Unis pour complicité supposée dans l'attentat du 11 septembre. |