Le trouble et la confiance

29-07-2002 Le Figaro par Bertrand Dicale

En 1998, Bruce Springsteen annonçait : " Ça fait dix ans que je n'ai pas joué avec les gars et nous avons encore du boulot. " Et, de fait, alors qu'on n'imaginait plus la chose possible, il avait remis le E Street Band au travail : une longue tournée en 1999 et 2000, le disque Live in New York City en 2001, et maintenant The Rising, bon gros disque qui sort demain chez les disquaires du monde entier (chez Columbia-Sony). Il a retrouvé ses potes, ses collègues, son équipe, un groupe de rock que l'on peut prendre pour une métaphore des valeurs ouvrières de l'Amérique. Dès la pochette, on comprend : rien d'abstrait, d'artistique, de spontané, d'élégant. On n'est pas chez Radiohead, ces Salvador Dali du spleen rock, ni dans l'hyper-cohérence sémiologique façon U2 : on annonce même une traduction en français des chansons, ce que l'on n'a pas vu depuis belle lurette dans le rock.
Les exégètes futurs considéreront sans doute ce disque comme marqué au fer de l'effarement du 11 septembre. C'est un peu le retournement de la compassion qui emplissait The Ghost of Tom Joad : il n'y a plus ici que les questions et les inquiétudes d'un homme pour lui-même, pour les siens et pour son peuple meurtris par l'Histoire - une fraternité de communauté, et non plus l'expression d'une fraternité pour le faible et le blessé. Il y a dans ce disque beaucoup de prières, de ruines, de désir de se cramponner à son amour, d'espoir et, finalement, de confiance affirmée. Les solides séductions du E Street Band sont toujours là, bien sûr, du gros sax de Clarence Clemons aux guitares de Nils Lofgren et Steven Van Zandt, mais aussi la voix large de Springsteen en chef de famille conscient de sa charge - nourrir, élever, soutenir, malgré tout. Mais un franc trouble s'affirme çà et là, qui lui fait implorer le Seigneur plus souvent que dans aucun autre de ses disques.
Et, soudain, il surgit là où on ne l'aurait jamais imaginé, dans une sorte de world music dont on comprend très vite qu'elle était le seul moyen de dire ce qu'il avait à dire : dans Worlds Apart, le E Street Band (musiciens du nord-est des Etats-Unis) rencontre Asif Ali Khan and Group (des musiciens de qawwali du Pakistan) et Bruce Springsteen chante : " We'll let blood build a bridge/Over mountains draped in stars/I'll meet you on the ridge/Between these worlds apart. " (" Notre sang construira un pont au-dessus des montagnes étoilées, je te rencontrerai sur la crête entre nos mondes séparés. ") Cela a la beauté des gestes plus honnêtes que patriotiques, comme lorsqu'on préfère le travail bien fait au vertige du bénéfice

 
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