Destiné à panser les plaies de l'Amérique après les attentats du 11 septembre, The Rising évite les pièges du manichéisme. Mais montre un auteur peu inspiré et marquant.
Dans quelques semaines, c'est une avalanche de chansons commémoratives et de disques " inspirés " par les actes de terrorisme du 11 septembre qui va s'abattre sur les Etats-Unis et, par ricochets, sur l'Occident. Paru la semaine dernière, The Rising, album entièrement situé dans ce contexte post-traumatique, ouvre ce bal des bons sentiments. Par chance, il est signé Bruce Springsteen, rocker américain intègre, doublé d'un compositeur à forte carrure, suffisamment en tout cas pour se charger de cette tâche ingrate et périlleuse. Car, a priori, on pourrait craindre le pire de ce genre d'entreprise lacrymale si elle était confiée à un artiste de variété " moyen ", comme Bon Jovi ou Whitney Houston. Ce genre de sujet requiert en effet les services d'un équilibriste capable de trouver les mots justes et les bons remèdes.
Sur le fond, il se montre ici admirable : aucune haine ne vient habiter ses paroles, aucune vision manichéenne ne vient troubler sa démarche. Jamais il n'essaye de tirer de son auditoire des larmes faciles ou des conclusions hâtives. Avec pudeur, Springsteen évoque l'absence (You're Missing, Mais toi tu manques, en français) des êtres disparus et le désespoir des survivants abandonnés, mais aussi la nécessité de reconstruire (My City of Ruins, Ma ville en ruines), d'attendre de nouvelles journées ensoleillées, et même de s'en remettre à la providence (Countin' on a Miracle, Je compte sur un miracle). Le message possède assez de nuances pour ne pas s'embourber dans un patriotisme nauséeux. Au contraire, s'il parvient à panser en partie les plaies d'un pays foudroyé, c'est en examinant la situation par le prisme des sentiments.
Que Springsteen ait retrouvé pour l'occasion, après dix-huit ans de séparation en studio, le E-Street Band, sa vieille troupe d'accompagnateurs formée dans les années soixante-dix, n'a sans doute pas permis, non plus, de colmater les brèches de son inspiration. Lorsque brûlait chez le rocker la flamme du combat, ces musiciens l'ont certes servi avec vaillance. Mais quand en vieillissant il a préféré les ambiances tamisées et subtiles, il a dû laisser ces aimables bûcherons sur une aire d'autoroute pour s'engager presque seul sur des chemins moins balisés et bruyants (le très beau et intimiste Ghost of Tom Joad de 1996).
Souvent décrit comme le fils naturel de Dylan, Springsteen a joué, dans le passé, d'autres rôles que celui du bon samaritain : le héros prolétaire (sorte de Robin des Bois du New Jersey), mais aussi le ménestrel moderne, héritier d'une tradition orale provenant du folk. · partir, notamment, de l'album Born to Run (1975), il a développé un art du récit court, des images aussi frappantes que poétiques. Cette oeuvre de conteur culminera avec Nebraska (1982), incroyable collection de nouvelles mises en musique, de portraits de désespérés qui tentent de survivre. Aucune chanson de The Rising ne pourrait ainsi égaler les récits habités de cet album acoustique et connaître le développement filmique d'un morceau comme Highway Patrolman. Ce portrait en une cinquantaine de lignes de deux frères placés chacun d'un côté de la loi inspira en effet le premier long métrage de l'acteur Sean Penn, Indian Runner. Il y a encore peu, en écoutant Springsteen, on tentait de décoder une Amérique presque mythologique, dépeinte avec précision et amour. |